Deux autres versions enthousiasmantes de ce chef d’œuvre qu’est l’
Octuor op.7 sont parues depuis l'émission radio mentionnée ci-dessus, et viennent s’ajouter à la version fascinante de
Tetzlaff & friends, et à la belle réussite de l'
Ensemble de l’Academy of St Martin in the Fields:
Vilde Frang & friends: Erik Schumann, Gabriel Le Magadure, Roseanne Philippens (violons), Lawrence Power, Lily Francis (altos), Nicolas Altstaedt, Jan-Erik Gustavsson (violoncelles)
Enregistrement studio, 10/2017, Schloß Elmau Concert Hall.
Une vigueur rythmique époustouflante, avec notamment la fugue la plus virtuose et la valse la plus endiablée de la discographie.
Une lisibilité exceptionnelle: clarté des lignes, mordant des attaques, sonorités limpides (le timbre assez fine du premier violon de Frang y contribue), valorisées par une prise de son particulièrement précise et peu réverbérée. Une véritable radiographie de la partition.
Un respect intransigeant de la moindre indication d’articulation (tous les liés et détachés, y compris dans des tempi où cela semblerait impossible), de nuances (les quadruple
p, au bord de la rupture…), faisant ressortir tous les angles et la modernité de l'écriture.
Le revers de ce parti pris, c'est une sonorité parfois moins généreuse que dans d'autres versions, notamment dans certains climax, et quelques moments qui peuvent sembler légèrement précipités.
Le premier mouvement est pris très légèrement au dessus du tempo, avec un premier thème qui semble taillé à la serpe, très motorique. L'ensemble fourmille ensuite de détails, de contrastes, d'impressions dansantes, d'effets de textures: c'est totalement captivant, autant que chez Tetzlaff par d'autres moyens, et bien plus vivant et imaginatif à mon goût que chez l’ASMF ou les Quatuors Voces et Euterpe.
La fugue est sidérante: un jeu violent et acharné, une sonorité abrupte, mais sans que cela ne sonne jamais brouillon, et tout en conservant une justesse absolue (ce serait la seule petite réserve de la version de concert de Tetzlaff). Brutalité qui est ici explicitement souhaitée par Enseco avec des indications comme
"ff très marqué et dur", ou encore
"sauvage" (renversement du 1er thème à la basse, chiffre 32). Comme indiqué plus haut, certains climax peuvent sembler un peu secs par rapport à d'autres versions (les « accords d’orgue » - chiffre 42 - sont rageurs, mais ne font pas trembler les murs comme avec l’ASMF…). Mais quelle claque!
Le mouvement lent débute avec un contrechant sobre, décantée, presque désincarnée, sur lequel se déploie la ligne de Frang, admirablement modelée, sans épanchement superflu, illuminant ces page d'une sorte de clarté lunaire. Le contraste avec un son soudain plus vibrant et passionné au chiffre 52 est d'autant plus saisissant, avant que la texture ne commence à scintiller sur les prémices de la valse au chiffre 55.
Un approche différente de celle de Tetzlaff, lequel apporte peut-être encore davantage de poésie et de caractère onirique, avec en particulier sa capacité à habiter les phrases en effaçant toute impression de scansion verticale, là ou Frang et ses complices atteignent plutôt une sorte de perfection classique, tant dans les lignes que dans la construction d'ensemble.
La valse, enfin, n'aura jamais sonné aussi moderne: prise sur un tempo d'enfer, elle débute avec des accents « méchants », des sonorités grinçantes (les premiers tremolos joués « sul ponticello », les sons droits au chiffre 62), puis nous entraine sur une pulsation absolument intransigeante (des pizz. étincelants dont l'intensité ne se relâche jamais...). Une valse? une bacchanale plutôt, ardente, méphistophélique, et complètement jouissive!
S’il ne fallait retenir qu’une seule version c’est probablement celle que je choisirais.
Ilya Gringolts Quartet & Meta4 QuartetEnregistrement studio, 12/2018, Sellosali, Espoo, Finlande
Les atouts sont ici différents:
Une sonorité rayonnante, avec probablement le 1er violon le plus souverain de la discographie.
Une homogénéité de jeu, typique des versions enregistrées par des ensembles constitués (2 quatuors ou un octuor), qui donne à certaines phrases une fluidité, une évidence et un impact encore plus grand que lorsqu’il s’agit de musiciens réunis pour l’occasion.
Un lyrisme intense et décomplexé, associé à une impression d’improvisation dans certaines phrases, qui révèle particulièrement certaines influences tziganes dans l'écriture (ex: les innombrables démanchés voulus par Enesco, joués « le cœur sur la main… ce qui n’est absolument pas une faute de goût: c’est tout à fait en accord avec les témoignages d’Enesco jouant lui-même ses œuvres.)
La principale réserve serait une lisibilité inférieure, due à la fois à ce jeu plus expansif, et à la prise de son, spacieuse et flatteuse mais assez réverbérée.
Le 1er mvt est conduit sans précipitation, jouant moins sur la vivacité rythmique et la transparence des textures que Frang, mais avec des lignes habitées et intensément expressives, des enchainements entre épisodes qui paraissent totalement organiques, créant des climats tour à tour nostalgiques et mystérieux, et entrainant l’auditeur dans un flot voluptueux assez irrésistible. Et ce dès la première phrase, légèrement plus retenue que chez les autres, mais portée par un souffle immense, et assez stupéfiante de beauté.
Le 2d mvt est tout aussi réussi. Le début est fougueux à souhait, sans être toutefois aussi tranchant que chez Frang, et l'épisode « caressant » chiffre 26 un peu moins aérien. En revanche, Gringolts et ses complices laissent davantage respirer les phrases ça et là, ce qui donne davantage de relief à certaines relances (la "reexposition" à 38, et surtout l’accélération au chiffre 41, qui semble encore plus fulgurante), et offrent encore une fois davantage de plénitude de timbre, atteignant un impact sonore est encore plus impressionnant par moments (les do# répétés avant 36, ou les fameux "accords d’orgue" chiffre 42). Par rapport à l’ASMF ou aux Quatuors Voces & Euterpe, on trouve ici un son plus brillant, et surtout le brin de folie qui permet de transfigurer cette écriture qui pourrait sembler sinon inutilement complexe. Et par rapport au live de Tetzlaff, d’avantage d’homogénéité et de précision d’intonation.
Le mouvement lent m’avait moins convaincu lors des premières écoutes: je trouvais le jeu un peu trop affirmé par rapport aux nuances
pp/ppp indiquées, et regrettais de ne pas y retrouver les demi-teintes impalpables, l'archet plus intime, le climat onirique de certains autres versions (Tetzlaff, Jansen...). Mais en y revenant, je suis resté hypnotisé par cette pure beauté sonore, et ce chant royal de Gringolts, qui se déploie avec une intensité naturelle sans chercher à complexifier le discours, et n’est pas sans rappeler certains grands russes du passé (Oui, je peut aimer à la fois C. Tetzlaff, A. Beyer, et… D. Oistrakh… dussé-je être
brisé par un tel désespoir taxé de « mauvais goût » par certains). Certes, on ne trouve pas tout à fait la transparence qu'apportent d'autres versions. Mais qu'est-ce que c'est beau!
Enfin, la valse est idéalement rythmée et mordante, moins frénétique que celle de Frang, mais aussi entrainante que celle de Tetzlaff, avec davantage de plénitude sonore et des contrastes encore plus marqués. Et si Frang nous emportait dans une course folle, Gringolts enivre pas ses timbres capiteux, ses crescendos qui déferlent par des vagues ("augmentez énormément" chiffre 68, d'une intensité assez inouïe), sa volupté (la reprise du thème du 3e mouvement « très large et sonore » chiffre 70), et conduit vers une fin saturée de couleurs.
Au total, une version qui divisera sûrement, entre ceux qui craignent une expressivité exacerbée, des sonorités capiteuses, et une approche presque plus symphoniste plus que chambriste. Et ceux qui succombent devant cette intensité de jeu et cette splendeur sonore, probablement sans égal parmi les versions officiellement disponibles. Vous aurez compris que je fais partie des seconds: j'y trouve le complément idéal à la lecture au scalpel de Frang et ses complices.
Sinon, parmi les nombreuses vidéos YT, la version live de
Janine Jansen & friends, déjà signalée par Resigned, est effectivement remarquable.
(12/2009, Vredenburg Leidsche Rijn, Internationaal Kamermuziek Festival Utrecht)
Un jeu intense et engagé, une ampleur et une richesse sonore incroyable, des phrasés constamment inventifs et expressifs (évidemment le 1er violon de Jansen, mais aussi le 1er alto magnifique de Julian Rachlin), la tension palpable propre au Live...
Le seul bémol serait un léger déséquilibre occasionnel entre pupitres, avec des voix secondaires parfois un peu trop présentes (ex: chiffre 9. Enesco demande en effet dans sa préface de ne "pas trop insister sur les artifices contrapuntiques afin de permettre la mise en valeur des éléments principaux"). Et comme chez Tetzlaff, les limites inhérentes au live en termes de précision d'intonation dans la fugue, et d'homogénéité dans certaines attaques. Rien de rédhibitoire.
Pour le reste, le premier mouvement est tout simplement idéal, vivant, imaginatif, offrant véritable festival de couleurs (ex: la curieuse indication "velouté", chiffre 8, pour le 1er violon: même si c'est subjectif, c'est ici que j'entends le son le plus "velouté"), sans rien bousculer ni appesantir comme le font occasionnellement Frang ou Gringolts. La fugue est parmi les plus féroces, osant des sons âpres et prenant tous le risques.
Le mouvement lent est tout simplement sublime, joué comme dans un rêve, moment de temps suspendu complètement habité (c'est peut-être le mouvement où l'on ressent le plus le bénéfice du live). Et la valse est irrésistible, très comparable à celle de Tetzlaff, peut-être un peu plus jubilatoire encore.
Pour info, l'enregistrement a été brièvement édité sur un CD bonus dans un coffret intitulé « Janine Jansen - Carte Blanche » (qui n’est en réalité qu’une compilation du fond du catalogue universal présenté comme "les enregistrements préférés de Janine Jansen"). Dommage qu'il n'ait pas été publié séparément (introuvable sur Qobuz ou autres sites de téléchargement officiel)
Mais j'ai été aussi particulièrement impressionné par la vidéo du tout jeune
Oberton String Octet, enregistrée à Graz en 2018, dont les musiciens n'étaient guère plus âgés qu'Enesco à l'époque de la composition.
Une lecture formidable d'engagement, avec moins de plénitude sonore, de mystères, ou de poésie dans le mouvement lent que la précédente (ça viendra peut-être avec quelques années de plus), mais davantage d'équilibre entre pupitres et de lisibilité à d'autres endroits, une énergie contagieuse, et des épisodes absolument jubilatoires (la valse !!!)
Un ensemble à suivre de près.
(la vidéo YT est autorisée: ils indiquent le lien à partir de leur site Obertonstringoctet)
Dernière remarque sur la version
Gidon Kremer de 2000: il s’agit de la version alternative pour orchestre à cordes et 8 solistes, prévue par Enesco, et dont la répartition des parties est laissée à la discrétion des interprètes (ici, arrangée par Leonid Desyatnikov. Ce n’est visible nulle part sur la pochette, il faut chercher l’indication sur la dernière page du livret)
C'est un peu injuste de lui reprocher de ne pas avoir autant de lisibilité qu'une version en octuor (cf. fil "général" sur Enesco), il faudrait plutôt la comparer aux autres versions symphoniques.
Par exemple:
Constantin Silvestri, String Ensemble of the 'George Enescu' Philharmonic, 1956.
L'orchestre est nettement moins séduisant que chez Kremer, avec des timbres ingrats et des problèmes de justesse (parfois pénibles dans la fugue, malgré un tempo assez large), et la prise de son mono accuse son âge. Mais la direction de Silvestri a quand même un sacré caractère, avec un mouvement initial aux climats plus contrastés que chez Kremer, faisant défiler une multitude de paysages émotionnels, et un mouvement lent plus intensément habité (avec tout ce que cela peut avoir de subjectif). Pour les amoureux l'œuvre, à écouter au moins une fois.
Préférer le transfert mis en ligne sur la chaine YT officielle "Electrecord" (/playlist?list=PLJ2I_U9XF3oDrbbsp39LIS5Lv279g9KQF), plutôt que les CDs sur fond noir disponibles sur d'autres sites, aux graves absents, ou saturésLawrence Foster, Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, 2008.
(Orchestration: L. Foster)
Là il n'y a pas photo: même si Foster aime vraisemblablement beaucoup cette musique, il a eu la main plus lourde que Desyatnikov dans son orchestration. Le jeu orchestral est impeccable mais manque de mordant et d'articulation par rapport à celui des musiciens de la Kremerata Baltica, ou même du 'George Enescu Philharmonic', la prise de son très réverbérée a tendance à lisser encore plus les angles, et on ne retrouve pas vraiment ici le caractère habité qui permettait de passer outre certains défauts chez Silvestri.
Encore une fois, ces réserves sont relatives, ça reste un bel enregistrement. Mais pour qui veut écouter une version orchestrale, Kremer reste sans doute le meilleur choix.
EDIT 2/03/2022: j’ai remanié ce post après l’écoute de la version du Bambù Ensemble (ci dessous), qui m’a fait réaliser à quel point j’aimais en fait la version de Gringolts, revue « à la hausse ».