(Je suis ces derniers temps dans une humeur qui me pousse à dégager des traits transversaux, ce qui implique forcément une certaine naïveté. Cela veut dire aussi que ce que je propose ici n’engage que moi, et que je ne serai probablement plus d’accord avec d’ici quelque temps. Parallèlement j’ai découvert qu’existait sur ce forum un sujet à propos de ce cher Milton, mais qu’il était peu consistant.)
1. Je ne me figure pas Babbitt très répandu de ce côté de l’Atlantique, mais c’est aux États-Unis une figure de référence importante. Disons pour faire simple qu’il y a ou avait dans la musique américaine contemporaine, en fait celle de New York, deux courants principaux : le courant formaliste dont les grands représentants pourraient être Sessions, Carter, Babbitt et Wuorinen, et le courant “expérimental” (ou
Downtown) qui va de la musique expérimentale à proprement parler à l’improvisation libre et de Cage au minimalisme (jusqu’à ses réinterprétations néoromantiques), et qui entretient un fort rapport avec les musiques dites populaires. Les deux s’ignorent presque l’un l’autre, même si les positions de Feldman ou de Lejaren Hiller par exemple sont un peu incertaines. Parmi les premiers, Babbitt, par ses œuvres et ses écrits, fait figure de cas extrême, le genre de compositeur qu’on connait mais qu’on n’écoute pas beaucoup tout en reconnaissant ses immenses qualités.
2. Contrairement à de nombreux compositeurs américains, Babbitt n’a jamais étudié avec Schönberg. Mais il est pourtant celui qui se situera le plus clairement dans sa ligne de conduite. J’ai lu quelque part une tournure, à savoir qu’il décrit et applique les
principes sous-jacents du dodécaphonisme de Schönberg (et en particulier du dernier Schönberg, celui des hexacordes). J’aime beaucoup cette expression parce que derrière les principes arbitraires et absurdes au premier abord de Schönberg se dessine une sorte de superlangage atonal commun, qui passe par les premiers essais atonals de Webern et Schönberg, par Scriabine et Roslavets, par le dodécaphonisme lui-même, par les géants de Darmstadt, par Carter (pourtant non sériel au sens strict), par Babbitt, Wuorinen, par Ferneyhough, Mahnkopf et beaucoup d’autres, et peut-être Donatoni, Dusapin, Lindberg, etc. Ce langage se résume en trois lettres :
set. Il s’agit in fine de l’extension des principes tonals d’accords et de modes, mais où ceux-ci ne sont plus organisés selon des forces d’attirance et de répulsion, mais à partir de lois d’organisation et de transformation internes ; et éventuellement l’application de celles-ci à d’autres paramètres, en premier lieu les rythmes (par durées ou par
time points). De la vient à mon avis que le sérialisme européen, dans lequel on trouve une prétention semblable d’identifier les “principe sous-jacents”, fait plus souvent référence aux œuvres de Schönberg et de Webern
d’avant l’institution du dodécaphonisme au début des années 20. Ce “superlangage” permet tous les sous-langages et toutes les réalisations possibles, au moins avec autant de diversité que l’avait permis le système tonal de Palestrina à Wagner. Puisque ces principes sont fondamentalement internes et structuraux, ils s’appliquent plus naturellement à des conceptions sémiotiques où le sentiment ne précède pas l’expression, c’est-à-dire non romantiques au sens large (musique comme « conséquence d’états émotionnels », Liszt). En fait, on peut même aller plus loin, puisque dans son ouvrage introductif sur la
set theory (dont Babbitt fait partie des théoriciens), Joseph Straus donne également des exemples chez Bartók et même chez Glass. Messiaen, par exemple, pourrait bien être “sériel” depuis le début. Ces langages, qui en définitive mettent la note et la structuration interne au centre de la composition, sont très largement passés de mode depuis quelques décennies, décriés implicitement à la fois par les plus rétrogrades, par les plus avant-gardistes et par ceux qui se trouvent entre les deux, mais ils ont traversés tout le vingtième siècle. Et au-delà de la note, peut-être pourrait-on y inclure pour son utilisation de classes de bruits Lachenmann, et avec lui toutes ses implications ces dernières décennies. À voir.
3. Mais il faut revenir à Babbitt. Babbitt, exemple le plus radical du
classique moderne, a écrit pendant soixante ans une musique parmi les plus arides et les plus rigoureuses, une musique extrêmement dense, exigeante pour les interprètes et pour les auditeurs. Sérielle, cela va sans dire ; les
Three Compositions pour piano serait le premier exemple de sérialisme intégral, avant Messiaen. Et pourtant une musique agencée avec tant de minutie qu’elle surprend par son évidence, sa directionnalité et son sens aigu du sublime. Babbitt prend d’ailleurs souvent le soin d’accompagner son auditeur de façon progressive. La complexité rythmique est au service de la fluidité. Et il a en commun avec Wuorinen quelque chose de jazzy (et pas le jazz le plus avant-gardiste), difficile à décrire mais réel je pense, quelque chose dans le rythmes les phrasés et l’accentuation. Notez aussi qu’il n’évite pas les triades.
Bon, j’ai beaucoup de difficultés à gloser pendant des heures là-dessus, mais en gros c’est très très bien même si difficile.