Le vrai sujet devrait être "Maurice Ravel et les Apaches", mais il y a déjà un beau sujet Ravel. Le catalogue de Maurice Delage étant relativement peu abondant (quelques poèmes symphoniques, quelques mélodies, un quatuor…), j’ai décidé de faire d’une pierre deux coups.
Les ApachesLes
Apaches, pour ceux qui ne connaissent pas, sont un groupe d’amis (musiciens, poètes, plasticiens, écrivains mélomanes etc…) se réunissant régulièrement chez l’un d’entre eux, à Paris, pour partager leurs émotions artistiques. Le nom leur viendrait d’un marchand de journaux qu’ils avaient bousculé à la sortie d’un concert et qui s’était écrié : « Attention les Apaches ! ». Cela plaît beaucoup, d’autant plus que c’est aussi le nom d’un gang de malfrat de la même époque. La Belle Epoque
*soupir*.
Parmi les musiciens, on trouve Ricardo Viñes, Emile Vuillermoz, Déodat de Séverac, Paul Ladmirault, Maurice Delage, Désiré-Emile Inghelbrecht, Florent Schmitt, André Caplet et bien sûr Maurice Ravel. A cette bande de joyeux lurons viendront se greffer plus ou moins régulièrement Manuel de Falla et Igor Stravinsky.
Vous vous demandiez qui étaient ces gens qui hurlaient leurs cris de soutien au
Sacre du Printemps lors de la création en 1913… et bien ce sont les Apaches pardi ! Cependant, Schmitt se serait écrié le même soir : « Dehors les grues du faubourg ! ». C’est qu’on aimait les bons mots à l’époque…
*soupir*Ravel est le principal artisan de la russophilie des Apaches. Il a l’idée de choisir un thème musical de reconnaissance, qu’on pourra siffler dans l’obscurité des salles de concert (probablement pour ne pas se tromper de cible lors des pugilats). Il pense d’abord au thème de la
Shéhérazade de Rimsky, mais c’est un peu difficile. C’est finalement le thème de 8 notes de la
Deuxième Symphonie de Borodine qui emporte l’adhésion.
Lors de leurs réunions, les Apaches lisent de la musique, se mettent au piano, dessinent, discutent, et chacun fait connaître aux autres sa dernière création. Cet écrin a probablement été pour beaucoup dans l’éclosion du génie de Ravel, qui leur accordera toujours la première audition de ses œuvres. Ses
Miroirs sont d’ailleurs tous dédiés à des Apaches (Fargue, Viñes, Sordes, Calvocoressi, Delage). Il dédie
la Vallée des Cloches à Delage, je ne sais pas comment on doit le prendre…
Vuillermoz ira jusqu’à prétendre que les Apaches furent “un groupe de sensibilités attentives qui se sacrifièrent volontairement à l’éclosion d’un créateur. La petite cohorte qui entoura Maurice Ravel dès le début de sa carrière, qui le consola de ses déboires scolaires (échecs et exclusion du Prix de Rome), qui veilla jalousement sur sa gloire naissante et qui l’empêcha de s’égarer dans le maquis de l’esthétique, joua le rôle protecteur et bienfaisant de l’enveloppe soyeuse qu’un vœu formel de la nature réserve à la transformation biologique de la chrysalide à la minute où elle va devenir papillon”. Rien que ça. Bon.
Maurice Delage (1879-1961)Venons-en à Delage. Son nom est surtout cité comme membre actif et hôte (de 1904 jusqu’à la guerre) du groupe des Apaches dans sa maison du 3 rue de Civry à Auteuil.
Sa vie n’est guère palpitante, un compositeur discret et exigeant envers lui-même, une image de riche dilettante, quelques voyages dans des pays exotiques… un mec normal quoi. Et à l’heure où François Hollande va peut-être devenir président, je pense que c’est le moment de se tourner vers ces compositeurs normaux qu’on a laissés au bord de la route.
Un sujet de débat tout de même: fut-il un élève ou juste un disciple de Maurice Ravel ? Les avis divergent, mais pas de quoi s’empoigner non plus. C’était en tout cas un grand ami et il l’accompagnera de cette amitié, renforcée de celle de sa femme Nelly, tout au long de son existence.
J’ai choisi de parler de son œuvre à travers deux brefs épisodes l’impliquant, qui ont eu leur importance dans la vie musicale de l’époque :
1909, création de la Société Musicale Indépendante :Cette année-là, Ravel démissionne de la Société Nationale de Musique. Il écrit à Koechlin : « Je présentais 3 œuvres de mes élèves, dont l’une particulièrement intéressante. Comme les autres, celle-ci a été refusée. Elle n’offrait pas ces solides qualités d’incohérence et d’ennui, par la Schola Cantorum baptisées construction et profondeur. »
Cette œuvre particulièrement intéressante, c’est le poème symphonique
Conté par la mer de Maurice Delage, au titre joliment évocateur, selon Ravel « des pages remplies de musique et de goût ». Une œuvre dont je n’ai malheureusement pas trouvé trace.
Avec ce même Kœchlin et d’autres Apaches, Ravel crée la Société Musicale Indépendante (la fameuse SMI) qui jouera un rôle essentiel dans la promotion des musiques d’avant-garde de l’époque. Quand même, ce n’est pas rien. Après toutes ces émotions, Delage a bien mérité quelques vacances en Inde.
1914, ce qui devait être la première française du Pierrot Lunaire :
Peu avant la création du
Sacre, et ayant probablement en tête la création déjà très animée de
Petrouchka, Ravel a l’idée d’un autre concert scandaleux : la première française du
Pierrot Lunaire de Schoenberg, que seul Stravinsky a pu entendre. Ravel : « nous devons jouer cette œuvre pour laquelle, en Allemagne et en Autriche, le sang coule ». Dans un an, c'est la guerre, Ravel ne croyait pas si bien dire...
L’œuvre devait être notamment accompagnée des
Trois poésies de la lyrique japonaise de Stravinsky et des
Poèmes de Mallarmé de Ravel, deux œuvres sous l’influence du Pierrot (pour Ravel, il ne s’agissait que de la description que Stravinsky lui en avait faite).
J’ignore pour quelle raison cette première ne put avoir lieu, est-ce liée aux tensions politiques en Europe ? J’en doute, d’autres pièces de Schoenberg ayant été programmées par la SMI l’année précédente. Toujours est-il que le
Pierrot Lunaire est remplacé au pied levé par les
Poèmes hindous de Delage (revenu de ses vacances en Inde avec de belles mélodies dans ses bagages). On a eu tendance à lier ces pièces à celles de Ravel et Stravinsky, alors que Delage n’a nullement été influencé par Schoenberg (les Poèmes ont été composés entre 1912 et 1913).
Quelle richesse sur le fond comme sur la forme ! Ces pièces combinent une grande liberté harmonique et une luxuriance orchestrale qui imite brillamment les sonorités de la musique indienne. Delage choisit des poèmes indiens et un poème de Heine pour évoquer quatre villes indiennes : Madras, Lahore (aujourd’hui au Pakistan), Bénarès et Jaipur. C'est triste à dire, mais le meilleur de Delage est probablement là.
Après 1914 :Je reviendrai plus tard sur les autres cycles de mélodies (signalons les
Haï-Kaïs, les
Poèmes Désenchantés). Je m’attarde juste sur la singulière et sublime
In morte di un Samouraï, d’allure plus classique, composée en 1950, alors que Delage, dans ses dernières années, semble revenir à un certain classicisme (
Suite Française,
Quatuor, etc…).
Je ne sais que dire du monumental
Quatuor à cordes (55 minutes !), une œuvre vraiment rebutante, sans respiration. C’est une énigme pour moi car très différent du Delage que je connais. Il n’y a pas vraiment de travail sur les sonorités, tout est très compact, cela fait parfois l’effet d’un bourdonnement d’où surgissent çà et là quelques motifs familiers (est-ce inspiré de la tampura des râgas indiens ?). Je ne trouve trace nulle part du contexte dans lequel a été écrite cette œuvre.
Delage a assez peu écrit pour piano, une longue pièce intitulée
Schumann (introuvable), et les
Contrerimes, trois jolies pièces d'influences diverses:
Nuit de Noël, Hommage à Manuel de Falla, Danse.
Discographie :La discographie n’est bien sûr pas très fournie. Ce sont surtout ses mélodies qu’on trouve dans quelques disques de mélodies françaises (par Dawn Upshaw, Felicity Lott, Darynn Zimmer, Anne Sofie Von Otter etc…).
Deux disques lui sont intégralement consacrés :

J’ai une nette préférence pour Sandrine Piau dans les poèmes hindous, mais le second présente l’intérêt des versions orchestrales, qui donnent aux mélodies la luxuriance qu’elles méritent, et d’autres pièces plus rares comme les Contrerimes et le Quatuor.
Je n’ai trouvé nulle trace de ses poèmes symphoniques, mais je ne désespère pas !
Je tire la plupart de mes informations du très bel ouvrage de François Porcile,
La belle époque de la musique française et du texte de Natalie Morel Borotra,
Ravel et le groupe des Apaches, facilement trouvable sur la toile.