...et je vais amorcer ce fil par un essai concernant la
Ballade n°1, qui s'inscrit dans le cadre d'un projet de
guides d'écoute collaboratifs évoqué sur
un autre fil (clic).
Les minutages entre parenthèses renvoient à l'enregistrement de Vlado
Perlemuter (Nimbus).
Cette succincte analyse provient d'un modeste mélomane qui n'a que quelques rudiments de solfège, ce qui peut impliquer certaines erreurs ou inexactitudes que les lecteurs bienveillants pourront me signaler, afin que je corrige le texte le cas échéant.
Toute réaction sera bienvenue !

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Ballade n°1 opus 23 : « L'odyssée de l'âme de Chopin » (James Huneker)Sous une apparence rhapsodique, que le musicographe américain James
Huneker (1857-1921) désignait comme « l'odyssée de l'âme de Chopin », le schéma de cette
Ballade répond à une forme-sonate : Introduction / Exposition (A-B) / Développement (A-B-C) / Réexposition (B-A) / Coda
INTRODUCTIONComment capter l'attention et élever l'auditeur à la hauteur poétique qui préside à l'inspiration de cette
Ballade ?
Un
ut résonne lourdement aux deux mains qui vont progresser en octave parallèle vers l'aigu
(0'00-0'12), comme un barde pincerait sa lyre. Un repli cadentiel de tierce mineure à chacun des trois paliers ménage un interstice d'hésitation au sein de cet escalier : ces contremarches en
la bémol se comprendront comme sixte napolitaine quand s'affirmera la tonalité de l'oeuvre dans quelques secondes.
Saurait-on mieux dire « il était une fois » ? Mais le récit est intérieur et visite les affects.
L'anamnèse sonde quelques souvenirs
(0'12-0'22) puis se résigne à les dévoiler
(0'22-0'28).EXPOSITION (0'29-)Un
ré moelleusement enfoncé dans les profondeurs du clavier libère le premier thème (nommons-le
A) en
sol mineur, réitérant une séquence de deux éléments
(0'32) :
1) Comme antécédent : deux interrogatives notes longues
(blanche pointée) séparées d'un ton tantôt descendant ou ascendant, chacune encadrée d'une double suspension.
2) Comme conséquent : la tension tonale se résout par une cadence « fermée ». Ce motif arqué (nommons-le
A2) endosse une signification rassurante et réapparaîtra sous diverses formes dans la Ballade.
Ce cheminement question-réponse s'anime sur un rythme de valse lente à 6/4.
Le
sol aigu (1'10) semblerait annoncer une reprise de cette séquence mais s'esquive douloureusement, entrecoupé par les pulsations de basse, et rencontre à la main gauche une variante condensée du «
motif arqué » répété trois fois et prolongé par un trille
(1'18).La narration s'émancipe, se permet une gerboyante envolée
(1'43) qui desserre l'étau de l'angoisse.
Mais un dérivé de
A2 s'insinue à la main droite
(1'54), enfle et s'empresse «
agitato »
(2'03) vers une transition véhémente
(2'10) : tempête d'arpèges où viennent gronder de pesantes octaves assénées à la main gauche
(2'28).Les quartes et quintes qui attisaient ce tourbillon tintent enfin dans un silence apaisé
(2'40), préparant l'arrivée d'un nouveau thème (nommons-le
B), susurré en
mi bémol majeur (2'46-) : une des mélodies les plus heureuses écrites par Chopin, sereine et radieuse, ondoyant sur un flot d'arpèges qui vient lécher ce havre de bonheur.
Quelques crêtes d'écume s'y forment
(3'22) : moutonnement de triolets qui rappellent l'arche désinentielle
A2, décidemment très fécond. L'humeur devient hésitante, contrariée, amenant le...
DEVELOPPEMENT (3'57-)Lesté par d'obnubilants
mi graves,
A se déploie désormais en
la mineur, trépigne et débouche sur
B (4'29) transfiguré en
la majeur, scandé en octaves à la main droite. Cette exultation laisse place à une transition
scherzando (5'07), qui se fond dans un nouveau sujet (appelons-le
C) en
mi bémol majeur (5'21), déroulant un ruban de croches, papillonnant ivre d'une joyeuse et éphémère ivresse.
Les bouts de doigts courent « leggiero »
(5'48) sur le clavier et le ravalent de l'aigu jusqu'au grave
(5'53).
Cet élan précipite sans hiatus la...
REEXPOSITION (5'58-)En miroir, car contrairement à l'Exposition,
B précède ici
A et nous revient en
mi bémol majeur (5'58), inaltéré par le précédent interlude du sujet
C dont on comprend maintenant le rôle pivot qu'il a joué au coeur de la structure d'ensemble.
La réexposition de
B s'accompagne aussi du retour des écumants triolets
(6'27) surfant sur la vague d'arpèges à la main gauche.
Là encore, comme à la fin de l'Exposition, le tumulte va refluer, l'humeur s'assombrit et débouche sur le thème
A (6'58) désormais en
la mineur, ponctué par des pulsations logiquement transposées en
ré (pédale de dominante). Sinistres instants ! minés par un désarroi fébrile et anxieux, qui essaie en vain de retenir des sanglots qui finissent par éclater
(7'31).
Cette inconsolable crise de larme (où l'interprète doit doser
ritenuto et
rubato pour en tirer le maximum d'effet dramatique) s'enchaîne aussitôt à la...
CODA (7'38-)Les émois s'affolent, se bousculent, comme un chagrin qui trépigne. Faire diversion ? Surenchérir sur le pathos ? Se retrancher dans la pudeur ?
Dans ce passage torturé, certains pianistes s'honorent d'une digne élégance (comme ici Perlemuter). D'autres s'engouffrent dans un zèle éperdu (Vladimir Horowitz, Samson François...)
Quel dénouement maintenant opposer à une émotion si intense ?
Les bas du clavier s'ébranle
(8'10), la main droite l'escalade et le dégringole sur tout le registre
(8'14) tandis que la gauche martèle un motif anodin, dissipateur de tension.
Une vertigineuse gamme arpégée renaît de ces cendres
(8'26) , suivie d'une dolente grappe d'accords.
Une brusque saillie ressuscite
A2 (8'35) violemment percuté en sextolet, désormais associé à une vindicte malfaisante.
Le même scénario se répète
(8'38-8'49), ensuite conclu par une ébouriffante descente aux enfers : crantées d'appogiatures se piquent de sulfureuses octaves chromatiques à chaque main, qui plaquent finalement deux chapes tonitruantes !
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