Quelques remarques... que je n'avais pas encore pris le temps de poster. Passant après tout le monde (et puisque tout a déjà plus ou moins été dit ici et dans la presse ; et même souvent très bien

!), ça permet de "raffiner" le discours.
L'énorme point noir (pire : l'énorme point vide), c'est pour moi la mise en scène d'
Osinski. Le problème n'est pas tant d'ordre esthétique (en soi, ça ne veut rien dire dès lors qu'on accepte que c'est, par excellence, le domaine de la subjectivité) ; le problème est que l'ensemble n'a rien a montrer/dire. Chanteurs mal fagottés, indigence de la direction d'acteurs, gestion (si tant est qu'il y en ait une, en fait) des masses au niveau zéro, etc. On sent que chacun est venu avec son propre bagage, sa boîte à outils de professionnel éprouvé (dans tous les sens du terme) et qu'il s'est débrouillé avec pour faire exister son personnage ; et souvent très bien, fort heureusement.
Evidemment,
Tancredi n'a pas un livret parmi les plus brillants qui soient ; bien sûr, il est émaillé de quelques invraisemblances (Tancredi condamné à l'exil depuis son enfance mais dont Amenaide est, malgré tout, tombée amoureuse) ; mais il y a, avec un échiquier finalement assez simple et géométrique (père, fille, amant réel, amant putatif), quelque chose à tirer, des psychés à interroger, des corps à travailler, des mots à faire briller, des gestes à susciter, etc. Une seule image forte/puissante/bouleversante, en fait, pour moi : celle d'Amenaide effondrée sur la table de la prison pour sa
scena du II ; c'est peu !
Côté orchestre, ça respire finalement assez large ; je ne dirais pas : "trop", mais j'ai été, parfois, dérangé, par les ruptures, les longs silences imposés par
Mazzola (final du I) qui arrêtent l'action sans, là non plus, ajouter du sens au sens (ce que Rossini fait excellement, ici, sans pesanteur dans ce qui est peut-être sa forme
seria la plus aboutie avant les "monstres" napolitains). Au-delà : belles textures, beaux équilibres, un orchestre qui se tient et qui soutient.
Côté chanteurs : je repense à Stendhal qui décrit comment Rossini, au-delà des mots, délègue toute une partie du théâtre aux instruments. De fait, les chanteurs (tous, ici), par leur capacité à colorer à l'envi, jouent parfaitement ce rôle de révélateur du drame par des ressources internes à la musique ; ce qui est, après tout, la cause et la conséquence du
bel canto (et de ce point de vue là, avec un théâtre faible et déconnecté du propos du librettiste/compositeur, on dispose d'un cas d'école). Isaura luxueuse, voluptueuse de timbre, superbe dans son
aria du II même si le volume pêche un peu (
Josè Maria Lo Monaco, entendue à Lyon dans
Carmen, par exemple). Orbazzano sonore, martial avec l'épaisseur psychologique (idéale, dans ce contexte) d'une feuille de papier à cigarette de
Christian Helmer.
Siragusa en Argirio : on aime ou on n'aime pas le timbre, c'est entendu. Pour l'avoir entendu dans le même rôle à Turin, je retrouve le
squillo chirurgical de l'aigu, peut-être un peu moins de liberté crâne, mais la même finesse (intellectuelle/textuelle) dans la manière de disposer les brisures du personnage (la
scena du II) et même un raffinement supplémentaire notamment au I, dans des récitatifs modelés de manière infinitésimale, presque comme un Evangéliste de Bach. Soit : un puissant sens du mot et de la direction "interne" du rôle.
Couple Tancredi/Amenaide :
Lemieux/Ciofi. Là, on a déjà tout dit.
Ciofi connait très bien le rôle : c'est sa 5e production (4e avec le finale de Ferrare). Elle chante, ici, large, largement projeté, sonore ; le personnage vit profondément et avec ses seule ressources musicales (la palette est immense/intense et sans aucune faute de goût dans la distribution des figures de style, des éclairages), moins tant pour lui que pour l'ensemble (c'est à dire dans une géométrie "variable" par rapport aux autres caractères), à la fois libre et concentré. La seule démonstration réside dans la manière d'adopter (c'est presque un rapt) une grammaire
a priori sèche dans une optique musicale/musicienne et à la restituer en vie pure, sans effet de rhétorique ni langue de bois. Pour
Lemieux, je ne suis pas parfaitement convaincu : l'artiste est là, c'est indéniable ; et peut-être même d'autant plus (ou d'autant plus en majesté) qu'elle n'est pas aidée par le metteur en scène (costume impossible qui la rend pataude dès lors qu'elle esquisse un mouvement). Mais c'est la
colorature qui pêche, pour moi ; au-delà d'une fusion qui n'est idéale avec aucun de ses partenaires (alors que Ciofi, par exemple, fonctionne parfaitement, j'ai envie de dire : comme de manière native, avec Pizzolato ou avec Barcellona). Ni, donc, avec Amenaide, ni avec Argirio. Est-ce que Lemieux est, aujourd'hui, à la croisée des chemins : entre un chant longtemps mûri au(x) soleil(s) baroque(s) mais qui tire, désormais, vers un romantisme élargi ? Le
spianato est sublime, tenu et frémissant dans le même temps ; la
scena au II et la mort du héros, surtout, s'imposent comme des gouffres. Mais au-delà, le chant paraît ou bien trop introverti ("Di tanti palpiti") ou bien trop extraverti quitte à détonner par rapport à ses partenaires (duo avec Argirio, duos avec Amenaide). "Limites" à ramener au contexte d'une prise de rôle dans un environnement théâtral sinistre/sinistré ; donc Tancredi à réentendre ailleurs, j'en suis assez persuadé.
Il n'empêche : il n'y a pas suffisamment de Rossini
serio, à Paris, pour être économe de sa satisfaction (et les
bravi qui pleuvent au rideau final ne disent rien d'autre) ; mais on se serait contenté d'une version de concert !