
La musique roumaine est très mal connue hors de Roumanie — ou en dehors de cercles très restreints dans le cas de certains expatriés —, et c’est fort triste car c’est un monde très riche et particulier. Tout n’y est pas nécessairement musique spectrale, mais c’est un concept incontournable là-bas. La plupart le revendique, et revendique aussi l’antériorité de ce courant sur la musique spectrale à la française. Je ne pourrais pas vraiment vous donner une date précise, mais le spectralisme roumain ça apparait disons au milieu des années 60, et il se décline en plusieurs tendances qui peuvent être très différentes. Je me souviens d’une notice où Nemescu propose plusieurs catégories, et je pourrais en proposer moi aussi, mais je ne suis pas sûr que ce soit le sujet. En tout cas, Nemescu insiste beaucoup sur l’approche intuitive de ce spectralisme, opposé au spectralisme « scientifique » des français. Et il est vrai qu’il y a même un aspect très « homemade » (bancal dans certains cas) chez les premiers spectralistes roumains. Mais Doina Rotaru appartient à une génération ultérieure, moins candide peut-être, qui va opérer une synthèse entre ces différents types spectraux mais aussi avec des esthétiques non spectrales. Chez Rotaru en particulier il me semble qu’il y a des choses qui doivent venir de l’école polonaise.
C’est tout naturellement que la musique spectrale roumaine va très vite plonger dans la musique traditionnelle ou populaire, avant tout celle de son pays, qui était une de ses premières inspirations. On dit parfois que la musique contemporaine s’est coupé de la tradition populaire, mais sérieusement, il n’y a qu’à la période contemporaine qu’on trouve de vraies tentatives d’hybridations ou d’assimilations qui dépassent le divertissement exotique ou le butin colonial. Au passage notez que ce n’est sans doute pas un hasard si c’est Bartók qui a fait connaitre la gamme dite acoustique. C’est en tout cas une préoccupation centrale chez Rotaru pour qui l’inspiration du folklore son pays est fondamentale, notamment d’une tradition de chanson qu’on appelle la...
doina, mais également d’autres cultures. Son esthétique recherche l’archétype. Sans vouloir épuiser le sujet, je vais évoquer deux éléments qui me paraissent important. Le premier est ce qu’on appelle
overtone en anglais, c’est-à-dire une mélodie constituée d’harmoniques par-dessus une basse fondamentale constante, une technique qu’on retrouve dans plusieurs traditions anciennes mondiales. Rotaru utilise beaucoup à cette fin les instruments à vent (la flute est son instrument fétiche) pour imiter le chant diphonique. Le second est le fait de caractériser individuellement chaque son d’une mélodie, que ce soit par le timbre, le souffle, les inflexions microtonales, mélismes, multiphoniques, etc. Je peux lier cette idée à la première car si vous jouez d’un instrument à vent en chantant une note, certains sons seront plus purs et d’autres plus bruités selon l’accointance avec la note chantée. C’est quelque chose qu’on trouve dans diverses cultures là encore, tout à fait opposé à l’uniformisation de la gamme tempérée occidentale ; même Boulez l’a remarqué, mais désolé je ne retrouve plus l’extrait.
On l’aura compris la mélodie est un élément central du langage de Rotaru, mais un genre de mélodie complexe, richement ornementée et pas enfermée dans une pulsation. Dans le même ordre d’idée les percussions ont également un rôle important. Son univers renvoie le plus souvent à la nostalgie, aux chants archaïques, aux mondes merveilleux, aux symboles universels, etc.
Si vous êtes curieux, écoutez ce qui vous attire, mais personnellement je pense que les concertos pour saxophone et pour flute sont essentiels, ainsi que l’œuvre pour flute en général. Et je pense aussi que c’est l’une des plus grand·e·s compositeur·rice·s vivant·e·s.
