Programme un peu modifié: l'œuvre pour piano à 4 mains n'a pas été donnée, et les 6 Études ont été réparties entre Heisser, Neuburger et un tout jeune pianiste, élève des deux premiers mais dont je n'ai pu noter le nom (au demeurant, son jeu et sa sonorité ressemblait beaucoup à ceux de Heisser - solide assise dans les basses, jeu très creusé - et moins à celui de Neuburger - avec des basses moins pleines, et quelque chose de plus volubile dans le toucher.)
• La
2ᵉ Sonate pour piano m'a enthousiasmé.
Comme Manoury l'a brièvement expliqué avant le concert, l'œuvre se veut une sorte d'hommage aux Variations Diabelli de Beethoven, dont elle reprend le titre original (qui n'est pas
Variationen mais
Veränderungen, «transformations») et cite de manière plus ou moins explicite des motifs mélodiques ou rythmiques; mais elle se conçoit aussi en écho aux
Tableaux d'une exposition de Moussorgski, avec cette idée de «promenade» d'un tableau à un autre (les «tableaux» étant ici les réminiscences des Diabelli.)
Cependant, l'œuvre est passionnante par elle-même. Comme la première sonate, elle offre l'image d'une sorte de déambulation, avec des bifurcations, des métamorphoses et des ruptures mais dont la progression donne toujours l'impression d'une logique formelle immédiatement perceptible, du fait à la fois d'une écriture atonale structurée et polarisée et d'une poussée extrêmement puissante - c'est peut-être dans ce grand geste que se trouve le plus fortement l'influence beethovenienne, bien plus que dans les quasi-citations (pas toujours directement identifiables, même lorsqu'on a ses Diabelli en mémoire - mais on sent nettement passer comme des fredons de langage beethovénien, et l'effet en très beau, pour moi très touchant, comme le surgissement d'un souvenir indécis.)
À l'oreille, la polarité qui semble structurer l'œuvre, c'est l'écart entre de grands accord martelés de basses dont le jeu de pédale sostenuto amplifie considérablement la résonance et des ostinato très rapides et perlés dans l'extrême aigu avec des harmonies très «pointillistes»: c'est sur ce geste que s'ouvre le long mouvement unique de la sonate; c'est cet espace musical, ce vaste ambitus ouvert, que le «développement» va habiter en en élargissant le spectre, en y diffractant des harmonies fluctuantes (parfois étrangement debussystes) et en y faisant s'y succéder des strates étonnamment plastiques; et c'est sur une sorte de répétition de ce geste, mais qui se ralentit, se raréfie, que se clôt la sonate - quelques harmoniques qui poudroient une sorte de vaste résonance en suspens, et c'est très beau.
J'ai énormément aimé le jeu très physique mais détaillé d'Heisser, qui m'a vraiment paru idéalement correspondre à l'atmosphère et au style de l'œuvre.
• Les
6 Études ont confirmé la «pianophilie» de Manoury - dont témoignait déjà la sonate, qui creusait déjà les ressources sonores de l'instrument et sa matérialité. Quand je dis «pianophilie», c'est vraiment dans le sens où on l'entend ici: deux de ces études sont intitulées
Hommage à Richter, et Manoury a expliqué qu'adolescent, Sviatoslav Richter était son dieu et que ces deux hommages renvoient à des souvenirs de concert (l'adagio d'une sonate de Schubert, le 2ᵉ Concerto de Brahms avec Leinsdorf.)
Et, de fait, on trouve ici un tropisme très marquée à la fois pour la grande virtuosité et pour le «grand son.» On retrouve d'ailleurs, comme dans la Sonate, ce jeu très fréquent sur la résonance des basses et les sons perlés hyper-véloces dans le registre aigu. En revanche (et c'est un peu pour moi la limite de l'œuvre - mais elle est sans doute inhérente au genre même de l'étude), au discours-déambulation se substituent ici des effets «cinétiques» assez époustouflants autour de figures (le tournoiement, l'arabesque, l'accélération...) qui jouent beaucoup sur la vitesse et la saturation harmonique - avec cependant des plages suspendues.
Ça fait beaucoup penser au Études de Ligeti, mais aussi à la manière de Boulez - d'ailleurs pas tant le Boulez pianistique que le Boulez des œuvres pour orchestre, avec cette alternance entre des séquences hyper-pulsées et virtuoses et des nappes de «temps vitrifié» jouant sur des effets de résonance.
Pour l'anecdote: un peu l'impression d'essuyer les plâtres de cette salle (encore en travaux il y a une semaine, apparemment), et le plaisir de rencontrer
Emeryck (certaines notations ci-dessus doivent beaucoup à ses pertinentes remarques d'après-concert.)