Musique d'inspiration traditionnelle et populaire

Je me suis rendu compte, depuis un an ou deux, que dans le temps que je consacre à l’écoute de la musique, une part toujours plus important échoit à un type de musique particulier, que je qualifierais de musique d’inspiration populaire ou de musique traditionnelle. Plus précisément, il s’agit de cette partie de la musique historiquement informée, spécifiquement occidentale, qui ne se consacre pas à un compositeur, mais à une matière musicale propre à un thème ou à une culture ciblée, et dont l’origine reste souvent obscure.

Comme il serait difficile de faire une discussion générale sur ce type de musique (bien que les modalités des recherches ethno-musicales soient passionnantes), le mieux serait de partir des disques et d’aller creuser un peu les enjeux respectifs qu’ils présentent. Ces projets discographiques sont souvent très réussis, et on y trouve de la musique passionnante, interprétée par des ensembles qui ont fait leurs armes dans un répertoire déjà bien établi. Au cas où l’idée ne serait pas très claire, je vais donner quelques exemples commentés de disques auxquels je pense.

Comme je ne suis peut-être pas le seul que cette musique intéresse, je vous ai fait ce petit sujet. Je serais pour ma part très heureux de découvrir des choses nouvelles !


The High Road to Kilkenny - Gaelic songs and dances of the 17th & 18th centuries, François Lazarevitch, Les musicien de Saint-Julien, Alpha, 2016



Un disque de musique irlandaise, comme on l’aura compris, superbement interprété, dans la lignée du disque que l’ensemble avait déjà consacré à la musique écossaise en 2012. Le focus est principalement posé sur les chants, interprétés par Robert Getchell (je ne connais pas assez le gaélique pour juger de la qualité de sa diction), et sur les flûtes, tin whistle et autres smallpipes dont joue François Lazarevitch. C’est un disque d’une variété étonnante. Des chants d’une grande sensibilité (Síle Bheag Ní Chonnalláin) tout comme des musiques de danse échevelées.
Ces musiques on été collectées et mises en forme aux XVIIe et XVIIIe siècles, autrement dit à l’époque où l’Irlande subit de façon croissante la colonisation et la mise au pas par l’Angleterre. Ce contexte a sans doute été pour beaucoup dans la cristallisation d’une musique porteuse d’identité. On retrouve d’ailleurs dans de nombreux textes une forme de mélancolie profonde qui reflète bien cet état d’esprit.  


The Elfin Knight – Ballads and Dances, Joel Frederiksen, Ensemble Phoenix München, Harmonia Mundi, 2018



Ici, c’est la musique anglo-saxonne qui est à l’honneur. Le disque est construit autour de la ballade du Chevalier elfe, qui mêle une histoire d’amour au surnaturel. L’histoire proprement dite apparaît en trois versions différentes sur le disque. On trouve également des choses plus joyeuses, comme la chanson sur Lord Darly, et des choses plus connues (Greensleeves comme vous ne l'avez encore jamais entendu). Joel Frederiksen explique cependant que si la plupart de ces chants viennent d’un recueil de chants populaires anglais, il y a également quelques chansons qui sont passées en Amérique (Barbara Ellen). Il n’y a d’ailleurs pas systématiquement eu d’association définitive entre les textes et leur mise en musique, et par endroit, les musiciens ont eu recours à d’autres mélodies connues pour combler le silence des archives. Tout ça est très bien expliqué dans le livret.
Pour ce qui est de l’interprétation, peu de choses à dire. Comme le disait Cello sur le fil Dowland, quand on aime ce type de musique, c’est un disque pour l’île déserte. Une fraîcheur considérable, et un soi permanent apporté aux détails, qui fait qu'on ne s'ennuie jamais. Un exemple édifiant de ce qui peut se passer quand le grand savoir faire rencontre ce matériau musical si simple et si naturel.


Plaisir d’amour et Aux marches du palais, Vincent Dumestre, Le Poème Harmonique, Alpha, 2004 & 2001




Pas besoin de dire grand-chose sur ces romances et complaintes de la France d’autrefois. Ces disques sont quand même relativement célèbres. C’est un peu le prototype de ce qu’on aimerait voir se multiplier à l’infini pour cette musique traditionnelle. Je ne me suis jamais vraiment penché sur la fabrique musicologique qui se cache derrière ces deux disques, mais on y retrouve un assez large éventail des éléments régionaux français (qui laisse rêveur quand on pense à tout ce qui pourrait encore être exploité...). En ce qui concerne l’exécution musicale, il en a été question sur le fil consacré au Poème Harmonique, avec l’ensemble des éloges qui lui reviennent de bon droit.

Dans ce domaine, deux disques majeurs parus cette année :


Free America ! de la Boston Camerata.
Chants politiques du Boston de la fin du XVIIIe siècle, pour une ou plusieurs fois, avec ou sans instruments. Avec notamment le charismatique Joel Frederiksen !



The Dubhlinn Gardens par A Nocte Temporis
Saveur extraordinaire de ces mélodies bien habillées, vraiment à l'intersection du savant et du populaire comme les Dumestre, comme les Beethoven des Îles Britanniques…

C'est très intéressant en effet de s'attarder sur ces disques qui en fait mettent en valeur les passerelles évidentes entre musiques traditionnelles d'une part et d'autre part musique ancienne ou renaissance, voire baroque. Ces enregistrements ne sont pas du même ordre que tout ce qui existe dans le domaine de la musique traditionnelle proprement dite, mais proposent une approche passionnante et une belle esthétique.
Les liens comme je disais sautent souvent aux oreilles. Un exemple frappant parmi tant d'autres, dans l'album Pierre Guedron de Vincent Dumestre, la chanson Dessus la rive de la mer est sur un rythme de bransle double qui renvoie directement à l'Andro ou au Tour.

Citation :

Le mieux serait de partir des disques et d’aller creuser un peu les enjeux respectifs qu’ils présentent

Oui tout à fait. S'il ne s'agit pas pour ces disques d'être de la musique traditionnelle, dans certains cas il y a quand même des enjeux et des éléments à respecter, surtout quand l'artiste s'inscrit délibérément dans un répertoire traditionnel. Je pense aux albums The Celtic viol de Jordi Savall où il joue du répertoire traditionnel instrumental de reels irlandais et où il se contente d'ornements de musique baroque comme des trilles qui n'ont rien à voir avec les ornements (rolls etc...) et respirations spécifiques à cette musique. Pour moi ça ne fonctionne pas du tout. C'est dommage car du coup je m'interroge sur la pertinence de ses albums sur la musique méditerranéenne n'étant dans ce domaine pas spécialiste. (alors qu'ils sont peut-être excellents)

Dans cette optique l'excellent disque des Witches Nobody's jig est autrement plus pertinent car il s'inscrit dans la renaissance et propose un répertoire de contredanses. C'est à partir de cela que l'auditeur peut - ou non - établir des parallèles.

Donc:


• Nobody’s Jig. Mr Playford’s English Dancing Master
Les Witches: Odile Edouard (violon), Claire Michon (flûtes), Pascale Boquet (luth et guitare), Sylvie Moquet (viole de gambe), Freddy Eichelberger (clavecin et cistre)
Sérigny, X.2001
Alpha

Voilà un répertoire que je ne connais quasiment pas. Je dois dire que ça possède un charme assez extraordinaire - grâce notamment aux sonorités à la fois claires et typées des instruments et à un rebond assez irrésistible. Par ailleurs, outre les atmosphères harmoniques et certains types de formules instrumentales très spécifiques, on sent en effet des manières de faire «respirer» et rebondir les carrures rythmiques, d’ornementer qui peuvent sembler assez contre-intuitives quand on est habitué au répertoire classique - et ce, alors que l’instrumentarium en est très proche. Je dirais que c’est justement ce léger décentrement par rapport aux habitudes d’écoute qui fait tout le prix d’un disque comme celui-ci.

Cela dit, je pense que la limite inhérente à ces enregistrements est le caractère assez «formulaire» de ces musiques qui fait qu’à moins de les connaître aussi intimement qu’Iskender, et donc de pouvoir saisir des nuances qui échappent à une écoute moins informée, on peut avoir, au bout d’un certain temps, une impression de répétition - même si ici les musiciens alternent les distributions instrumentales et les coupes rythmiques, ce qui évite la monotonie. (J’avais d’ailleurs eu la même impression avec The High Road to Kilkenny - et je pense qu’un Irlandais aurait la même avec les disques du Poème Harmonique qui me ravissent tant et que je réécoute si souvent.)

Je garantis que le problème ne se pose pas avec les deux disques que je suggérais. (En revanche, pour les surprises du beat extra-classique, non, clairement pas.)

Paru ces dernières semaines, un nouveau disque des Musiciens de Saint Julien chez Alpha, intitulé The Queen's Delight - English Songs and Country Dances of the 17th and 18th Centuries.




François Lazarevitch et son ensemble nous livrent donc ici le troisième volet d'une quête musicale à travers les îles britanniques. Après l'Irlande et l'Ecosse, nous voici en Angleterre, avec un répertoire "classique", basé pour l'essentiel sur le Dancing Master de Playford. On retrouve donc des airs et des rythmes déjà entendus par ailleurs, notamment dans les disques Nobody's Jig (évoqué ci-dessus par Benedictus et Iskender) et Lord Gallaway's Delight de l'ensemble Les Witches. Il semble qu'il y ait également quelques chants de Purcell. Comme dans les deux disques précédents, on alterne entre musiques de danse et chansons. D'ailleurs, pour un air de danse, on trouve régulièrement une, sinon plusieurs versions chantées dans ce répertoire - ou comme le stipule le livret : "Entre ballades et contredanses il y a consanguinité". Les chanteurs sont la soprano Fiona MacGown et le baryton Enea Sorini, qui manie également les percussions. Voilà pour les éléments factuels.

Grandes qualité dans cette "mise en musique" des danses et des chants, avec un choix instrumental varié, dont notamment un superbe jeu de hammered dulcimer (qui me rappelle le Hackbrett dans la Volksmusik alpine), le small pipe et l'assortiment de flûtes dont joue Lazarevitch. De ce point de vue, les interprétations sont sublimes. Juste pour le dernier morceau, on a même droit un petit choeur. Par ailleurs, les textes mis en musique sont très savoureux.

C'est un disque que je placerais donc sur un niveau égal à ce qu'on a connu jusque-là, avec cependant quelques petites choses qui m'ont chiffonnés, et qui feront qu'à l'avenir, je l'écouterai sûrement pas avec la même régularité que ses deux grands frères. Il me semble qu'il n'y a pas vraiment eu ici de travail sur l'historicité de la langue - ce qu'avait fait Robert Getchell pour le disque écossais et le disque irlandais, pour ce que je peux en juger (je me suis informé sur la question depuis mon dernier post ci-dessus. L'anglais du XVIIe et XVIIIe était quand même plus rocailleux, les voyelles se prononçaient de façon différente, ect. Ce n'est pas que le résultat ne soit pas agréable à écouter, mais il me manque un peu cette musicalité propre à la langue. Et puis pour une raison qui m'échappe, il y a en plein milieu de tout ça un chant en italien. J'avoue ne pas vraiment pouvoir m'enthousiasmer pour ce choix, fut-il musicologiquement justifié, du fait des échanges avec le continent qu'ont connus ces airs. Il me semble qu'il y a là une sorte de fêlure dans le caractère propre à l'ensemble des musiques assemblées.

Disque à écouter et à réécouter absolument, donc, si on se passionne pour ce domaine de la musique ancienne.

Je vais essayer d'y jeter une oreille...ça devrait bien me plaire!

Je vais écouter car j'ai beaucoup aimé The high road to Kilkenny, où Les musiciens de Saint Julien m'avaient beaucoup plu dans cet exercice sur lequel je suis très exigeant. En effet ils font parfaitement le pont entre musique ancienne et musique traditionnelle par une connaissance exacte des phrasés de fiddle ou de flûte spécifiques à ce répertoire (quand on l'aborde par le versant musique trad.) où il ne suffit pas de rajouter deux-trois trilles par-ci par-là. (À ce titre The celtic viol de Jordi Savall est à éviter; cet excellent musicien a fait tellement mieux dans d'autres sphères. Mais passons)
N'ayant pas la même exigence sur l'aspect linguistique par méconnaissance de ma part, ton commentaire Drosselbart m'a vivement intéressé.

En fait, j'avais complètement zapper ce sujet!

Je suis allé écouter The high road to Kilkenny, et ça m'a vraiment plu. Pareil pour The Queen's Delight.

Merci Drosselbart .

Iskender a écrit:

N'ayant pas la même exigence sur l'aspect linguistique par méconnaissance de ma part, ton commentaire Drosselbart m'a vivement intéressé.

Merci à toi pour tes éclaircissements sur la technique d'exécution. Je n'avais pour ma part jamais remarqué les écarts de Jordi Savall, mais c'est vrai que ses disques de viole celtique m'ont toujours sembler tendre vers ce qu'il a fait de Marin Marais, par exemple. Pas vraiment de la musique de danse.

Rubato a écrit:

Je suis allé écouter The high road to Kilkenny, et ça m'a vraiment plu. Pareil pour The Queen's Delight.

Ravi que tu aies trouvé ton bonheur dans cette superbe musique. Si tu n'a jamais écouté The Elfin Knight, je te le conseille également, je pense que ça pourrait beaucoup te plaire.