Programme :
Wolfgang Amadeus Mozart : Sonate pour piano n°8 en la mineur, KV 310
Frédéric Chopin : Ballade n°2 op. 38 - Prélude en do dièse mineur op. 45 - Polonaise-Fantaisie op. 61
Charles-Valentin Alkan : Concerto pour piano seul op. 39 n°8.
Lucas Debargue, piano Stephen Paulello - Opus 102.
Concert très intéressant et très stimulant ! C'est un pianiste que j'ai découvert il y a déjà plusieurs années, au disque d'abord, puis en concert (ONCT/Sokhiev - Liszt CP1, où il ne m'avait pas ébloui par la prétendue originalité de son jeu). J'ai réservé ce concert avec beaucoup d'enthousiasme, pour enfin entendre du Alkan en concert, et notamment ce concerto pour piano seul (très difficile d'entendre du Alkan jusqu'ici, à part de courtes pièces comme la Chanson de la folle au bord de la mer, au récital de Simon Ghraichy au TCE).
Salle plutôt mal remplie, de grands trous au second balcon, ce qui m'a étonné. Salle très pleine du "bon côté du piano", c'était notamment cocasse lorsqu'on regardait l'arrière-scène (un côté plein sans place vide, et un côté très clair-semé). Public acquis au pianiste, pas mal de fans.
Concert enregistré et filmé. Mise en ambiance lumineuse, avec les néons (qu'on avait déjà vus, me semble-t-il dans un programme avec l'OP et Salonen) : ambiance jaune légèrement sépia pour Mozart et Alkan, ambiance bleu clair frigo beaucoup plus difficile pour Chopin (programme et rappels).
Attaquons tout de suite avec le gros problème de ce concert : le concerto n'a pas été joué en entier. En effet, le programme a joué sur une ambiguïté qu'il fallait être bien malin pour deviner à l'avance. Alkan a composé Douze études dans tous les tons mineurs, l'opus 39, au cœur de laquelle on trouve notamment une symphonie pour piano seul, des pièces isolées thématiques, et un concerto pour piano seul, opus 39 n°8, 9 et 10, chaque numéro correspondant à un mouvement du concerto. C'est donc le premier mouvement du concerto qui a été donné lundi soir, Allegro assai – Allegro con brio, et non le concerto en entier, comme je m'y étais naïvement attendu. Le programme de salle indiquait un morceau de 50 minutes, ce qui correspond au concerto entier (le premier mouvement tenant entre 20 et 25 minutes à lui tout seul). Si le concert n'avait pas été exceptionnel, je serais peut-être resté sur cette déception... J'ai écrit un message à la PP le lendemain, toujours sans réponse à ce jour.
Un mot sur le piano : ce piano prend un part importante dans la réussite du concert de lundi soir. Piano gargantuesque, 102 touches, au lieu des 88 habituelles, plus de 3 mètres de long, une caisse de résonance construite dans un seul et même morceau de bois... Il est impressionnant, il en impose sur scène. Côté acoustique, il réunit des qualités extraordinaires : parfaite synthèse entre des graves à la profondeur incroyable et des aigus très détachés, très lisibles, sorte de synthèse entre les Steinway & Sons habituels, aux aigus poudrés et très distincts et les Bösendorfer aux graves envoutants qu'on entend parfois dans les salles moins courues (Gaveau, par exemple), ou sur les Yamaha de concert. Par ailleurs, projection sonore également notable, sans jamais saturer. On est dans un niveau très nettement supérieur aux pianos habituels de la PP, entre son métallique d'un côté et son aqueux, mouillé de l'autre... Le luthier, Stephen Paulello, est même venu saluer avec le pianiste à la fin du spectacle. Une rapide recherche sur Google apprend que la bête coûte environ 170 000 €, donc un prix raisonnable et même économique en comparaison à celui des Steinway classiques. Le jeu sur ce piano semble requérir une certaine habitude, et le Steinway semble avoir acquis sa position dominante pour cette raison (le pianiste ne doit pas avoir à s'acclimater à un nouvel instrument à chaque concert). En tous cas, j'espère avoir l'occasion de réentendre cet instrument, et que des morceaux seront composés pour jouir de toutes ses capacités (notamment les 102 touches).
Mozart : je n'étais pas convaincu par l’œuvre au disque, mais l'interprétation inspirée et habitée de Lucas Debargue m'a saisi. Tempo très vif dans le premier mouvement générant un sentiment d'urgence, plus décevant dans le dernier où j'aurais attendu plus de tensions. Grandes qualités et beaucoup d'application pour faire ressortir la ligne mélodique, varier les nuances dans les nombreuses reprises. Excellent moment.
Chopin : les quelques œuvres choisies ne brillaient pas par leur originalité. Pourtant, l'interprétation du pianiste me les a fait redécouvrir. Je pense notamment à la deuxième ballade, qui a déclenché beaucoup d'émotion chez mes voisins et chez moi, au point que j'ai fini en larmes, sur un morceau que je connais, ou croyais connaître, du bout des doigts. Nombreuses trouvailles qu'il serait fastidieux de lister, mais un art de faire dialoguer les thèmes, un art de la rupture... Je pense notamment à une note grave à la fin du développement vif, toujours entendue en sourdine, et lâchée avec grande puissance lundi soir, qui y prend une dimension libératrice (il faudra que je ressorte la partition), ouvrant l’œuvre vers une conclusion qui prend alors une autre dimension qu'un simple écho de la barcarolle initiale en mineur.
Le prélude et la polonaise-fantaisie m'ont moins marqué, mais j'étais encore bouleversé par la ballade...
Alkan : petite intervention au micro, pour expliquer qu'il ne jouerait pas le concerto en entier, et qu'il avait beaucoup hésité à présenter ce programme avec Alkan... ayant trouvé une cohérence avec les morceaux de Mozart et Chopin, dans le fait que ces pièces ont été composées dans une période inférieure à 80 ans (argument fallacieux ?). Beaucoup de plaisir à entendre cet extrait ! Il est rare, il existe peu d'enregistrements (excellent disque de Vincenzo Maltempo), et on y entend un piano orchestre digne des meilleures pages de Liszt. Comme l'indique le programme de salle, ce morceau donne le vertige, tant au pianiste qu'au spectateur. Grande variété de thèmes, qui s'entrelacent souvent, jusqu'à en devenir irrésistibles, les tonalités valsent entre elles, et il est difficile de poser son attention sur une idée sans qu'elle soit maltraitée et évacuée en quelques secondes. Je me suis régalé à regarder la virtuosité demandée, dont Lucas Debargue se débarrasse avec une grande classe et beaucoup de facilité apparente : il est d'ailleurs difficile à cerner, jouant avec une facilité dégoûtante certains passages monstrueux, et savonnant parfois des trucs tous simples. Il reste un interprète habité, et un incroyable musicien, donnant du sens à tout ce qu'il joue, avec des idées originales et un style propre, ce qui est tout ce que je recherche chez un interprète. Il allie la fantaisie fleurie et chatoyante d'un Fazil Say à la puissance technique et la vélocité d'un Matsuev, ce qui ne paraissait pas un pari aisé, le tout avec un style Debargue.
Trois rappels Chopin : l'autre prélude de l'opus 45 (celui en la bémol majeur), la polonaise n°6 opus 53 (dans laquelle son jeu de main gauche m'a impressionné : les longues séries d'octaves font ressembler sa main gauche au vol d'un colibri) et la ballade n°4 (incroyablement réussie, comme la n°2 jouée dans le programme).
Triomphe, public debout. Gros enthousiasme !