Comme il n'y a pas de fil Gunsbourg, je reproduis ici carrément la notule que je viens d'écrire.
La mise en forme sera bien meilleure sur CSS ( http://carnetsol.fr/css/index.php?2022/09/03/3279-ivan-le-terrible-un-opera-francais-raoul-gunsbourg ), mais si ça peut permettre à quelqu'un qui en croise au fil de ses écoutes / lectures, voilà une discussion ouverte sur le forum !
Début du compte-rendu de la série monégasque d'
Ivan le Terrible de Gunsbourg, avec Chaliapine, habitué de ce théâtre, dans le rôle-titre.
(Musica, avril 1911.)
1. Récit
J'avais lu les premières pages de cet opéra lorsque je chinais les anciennes partitions d’opéras oubliés – avant l'ère bénie des Gallica et IMSLP, donc. La chose m'avait paru intéressante, mais je n'avais pas eu le temps de pousser plus avant – et cela m'avait paru un peu difficile pour mon niveau d'alors. Je n’y étais pas revenu depuis.
Au détour d'une répétition, nous décidons d'ouvrir une de mes partitions au hasard et de nous lancer dans un déchiffrage absolu. C'est Ivan le Terrible de Gunsbourg, qui était toujours resté à portée de main. Et l'œuvre s'avère très réussie.
Si je vous dis un mot (cette fois sans extraits, il n'existe absolument rien à ma connaissance) de Gunsbourg alors que j'ai tant d'autres notules en souffrance, c'est que son profil est particulièrement atypique et intriguant.
[J'ai quelquefois rencontré la graphie fautive Gonsbourg, si d'aventure vous voulez explorer à votre tour.]
Extrait de
Parsifal dans la traduction de Gunsbourg (« Nur eine Waffe taugt »), chez Choudens (1914).
La réduction piano n'est pas créditée, j'ignore s'il la réalisée oui-même ou repris le travail d'un arrangeur émérite comme Kleinmichel, Otto Singer II, Klindworth…
2. Débuts (médecin et guerrier)
Raoul Gunsbourg (1859/1860-1955) est une personnalité singulière et particulièrement importante dans le panorama lyrique de la première moitié du XXe siècle, sur plusieurs plans.
Sa vie même paraît incroyablement remplie : né à Bucarest de parents juifs, il étudie la
médecine, et exerce dans l'
armée russe pendant la guerre russo-turque des années 1870 – il avait alors treize ans. Un épisode raconte sa bravoure lors du siège de Nikopol, où les deux régiments n'ayant plus d'officiers, il prend lui-même la tête de la charge, se retrouve coupé de ses troupes, reçoit un coup de baïonnette à l'aine, monte à l'assaut d'une brèche et, y ayant passé la nuit, cause la méprise de l'État-major turc qui croit la ville perdue et capitule de façon anticipée. (Je ne sais d'où proviennent ces récits ni s'ils sont fiables, on peut les lire de façon plus détaillée [url=https://www.artlyriquefr.fr/personnages/Gunsbourg Raoul.html]sur le site Art Lyrique[/url].)
Détail savoureux, il épouse (bien plus tard, en 1905) une Aline Leturc.
Au début des années 1880, il crée la
« scène d'opéra français de Gunsbourg » qui assure des représentations aussi bien à Saint-Pétersbourg qu'à Moscou – où il rencontre Richard
Wagner !
Intérieur de la salle Garnier de l'Opéra de Monte-Carlo (583 places),
où régna Gunsbourg.
3. Directeur de théâtre
En France, il dirige pour une saison le Grand Théâtre de
Lille et pour deux l'Opéra de
Nice. En 1892 débute l'œuvre de sa vie : sur la recommandation du tsar Alexandre III, qui le conseille à Alice Heine, l'épouse américaine du prince de Monaco (le modèle de la Princesse de Luxembourg de
La Recherche de Proust), il est nommé
directeur de l’Opéra de Monte-Carlo par le prince Albert Ier.
Il y exerce avec une exceptionnelle longévité,
de 1892 à 1951, ce qui lui permet de
créer notamment sept des derniers
Massenet (
Amadis, Le Jongleur de Notre-Dame, Chérubin, Thérèse, Don Quichotte, Roma, Cléopâtre) et les trois
derniers Saint-Saëns (
Hélène, L'Ancêtre, Déjanire).
Une petite interruption a lieu pendant la guerre de 39, où il doit quitter la ville,
exfiltré par des résistants : les nazis commencent à déporter les juifs de Monaco.
Saint-Saëns, derrière lui Gunsbourg, et tout autour les chanteurs de
L'Ancêtre, avant-dernier opéra de Saint-Saëns, au moment de la création à Monte-Carlo.
Photo parue dans
Musica de mai 1906.
(conservée par la Bibliothèque de Genève et publiée par Bru Zane Media Database).
4. Traducteur
Gunsbourg a notamment livré une
traduction chantable française de
Parsifal, qui atteste sa sensibilité prosodique – et que je trouve plutôt réussie, à peu près du niveau de celle de l'emblématique Alfred Ernst !
Photo de
Venise, de Gunsbourg,
pour
Musica en avril 1913.
(conservée par la Bibliothèque de Genève et publiée par Bru Zane Media Database)
5. Compositeur
Mais si vous connaissez Gunsbourg, c'est avant tout parce que vous avez entendu sa musique. Ou plutôt, deux morceaux seulement, où il n'est à peu près jamais crédité :
« Scintille diamant » (fondé sur la barcarolle d'Offenbach « Perte du reflet ») et le
grand Septuor de l'acte de Venise (là aussi à partir de matières existantes d'Offenbach), dans
Les Contes d'Hoffmann.
Bien que largement autodidacte, il a est l'auteur de sept opéras :
d'abord
¶
Le Vieil Aigle (1909), sur un sujet orentalisant),
¶ Ivan le Terrible (1910),
¶
Venise (1913),
¶
Maître Manole (1918),
et pour finir des drames aux sujets assez hardis :
¶
Satan (1920), un drame musical en neuf tableaux,
¶
Lysistrata (1923), d'après Aristophane,
¶
Les Dames galantes de Brantôme (co-écrit avec Thiriet et… Tomasi).
Frontispice pour
Le vieil Aigle, permier opéra de Gunsbourg, pas du tout du drame napoléonien comme celui de Nouguès : les deux personnages centraux sont un khan et son fils. Édition Choudens (évidemment).
6. Propriétaire terrien
Une partie des nouveaux numéros découverts ces dernières années (notamment par le spécialiste Jean-Christophe Keck, je ne sais si c'était le cas ici) ont été retrouvés au château de
Cormatin, non loin de Taizé et Cluny, aujourd'hui haut lieu de patrimoine bourguignon ouvert au public et abondamment visité… mais ancienne propriété de Gunsbourg !
Il fut même maire de la ville attenante. (Amis de la néo-féodalité bonsoir.)
Le château de Cormatin, résidence secondaire des Gunsbourg (il passait beaucoup de temps à Monaco et Paris).
[Cliché de Patrick Giraud, sous licence Creative Commons.]
7.
Ivan le Terrible : conception
Ivan le Terrible, son
deuxième opéra, est donc le seul à avoir été créé (malgré l'accueil critique favorable !) à la
Monnaie de Bruxelles et non à la maison, à Monte-Carlo.
Je n'ai pas pu trouver, pour l'instant, la potentielle source littéraire du livret (dû à l'auteur lui-même) : est-ce réellement une fantaisie liée à sa connaissance de l'histoire russe, une variante sur l'une des légendes circulant autour du tsar Ivan, ou bien une adaptation d'un œuvre de fiction préexistante ? Je poursuivrai mes recherches au fil de la progression ma lecture du drame.
Décor de l'acte III, salle des fêtes du palais du Kremlin.
(
Annales politiques & littéraires, 1910.)
Un micromot de
contexte, pour ceux d'entre nous les moins versés dans l'histoire russe – ou plutôt qui, par les temps qui courent, feignent de ne l'avoir jamais connue. Ivan IV, au milieu du XVIe siècle devient le premier à porter le titre de tsar de Russie. À la fois intelligent et investi… et spectaculairement instable et démesurément cruel, il a laissé une empreinte très profonde dans le souvenir collectif, posant en quelque sorte le jalon de ce qu'est la limite d'un souverain. Tous les abus sont-ils légitimes lorsqu'ils viennent du gouverneur choisi par Dieu ?
Sujet d'opéra fréquent, qu'on trouve chez Rimski-Korsakov bien sûr (La Fiancée du Tsar, La Pskovitaine le font intervenir dans ses amours sanguinaires), mais aussi au delà des frontières – témoin
Ivan IV de Bizet.
Photos prises lors des répétitions et représentations de la série monégasque en 1911, parues dans
Musica.
Gunsbourg met bien sûr en scène sa cruauté ; Louis Schneider, dans
Les Annales politiques et littéraires de 1910, souligne : « Le succès d'
Ivan le Terrible, à Bruxelles, a été complet ; il a atteint le maximum au second acte, qui est bien un des plus violemment dramatiques qui se puissent concevoir. »
[Pour les curieux, l'ensemble du commentaire de Schneider me paraît à la fois très juste et assez stimulant, on peut le lire dans le recueil des
Annales de Google Books.]
Début de l'article de Schneider dans les
Annales et portrait de Gunsbourg.
8.
Ivan le Terrible : contenu
Le
livret contient çà et là quelques petites maladresses de registre de langue, mais demeure très dense et opérant, peu d'alanguissements : les descriptions sont fréquentes, mais elles traitent d'actions et ne se complaisent pas dans la seule couleur locale. Par ailleurs, les interrogations sur la Providence (pourquoi Dieu nous a-t-il confiés à un souverain sanguinaire ?) et le pouvoir (le souverain légitime reste-t-il légitime s'il gouverne mal ou abuse de ses droits illimités ?) m'ont paru d'une contemporanéité vraiment frappante.
Un metteur en scène et un public d'aujourd'hui auraient réellement de quoi se faire plaisir.
Imaginez : le nom d'un des rares personnages russes très célèbres (et mystérieux) en France, une promesse d'action abondante, une réflexion sur le temps présent, et même un brin de mysticisme… quel succès on pourrait avoir, avec un opéra par ailleurs aussi bien écrit !
Car tout y est particulièrement bien
calibré dramatiquement, haletant, même les tirades ne sont pas des airs mais des sortes de scènes continues où le personnage d'adresse à ses partenaires, et où la musique suit essentiellement l'action – même s'il peut y avoir des récurrences de mélodies. Pour situer, le modèle pourrait en être l'air du Prince Igor ou l'air de Boris Godounov – modèles qu'il connaissait forcément bien, considérant la première partie de sa vie dans les villes où on joue le plus ces œuvres.
Je suis frappé, en outre, par l'usage, particulièrement rare chez les Français (et pour cause, là encore), de
modes russes traditionnels pour les chœurs de paysans… on entend réellement l'inspiration de gammes qui ne sont pas celles de la musique savante standard, mais réellement celles du folklore slave oriental, telles qu'on les trouve aussi chez Tchaïkovski, Arenski Moussorgski, Kalinnikov, Rimski…
Mais la structure musicale générale est surtout marquée par
l'usage de leitmotive, particulièrement marquants – celui d'Ivan, deux petits groupes de terrifiantes basses farouches, est une sorte de compromis entre celui de Keikobad dans la
Femme sans ombre de Strauss et la ponctuation qui précède l'invocation du feu à la fin de la
Walkyrie de Wagner.
Comme j'en avais parlé à propos de
Pelléas : présence sur quelques pages de pas mal d'
accords avec quinte augmentée, sans que la gamme par tons ne semble rôder. Je me suis demandé pourquoi ces effets à cet endroit – mais c'est très réussi, et toute l'œuvre atteste la capacité de Gunsbourg à couler son langage et ses procédés dans les nécessité de la situation dramatique.
Précisément, dans
Le Figaro de 1910, Gunsbourg souligne cet aspect de son travail – ce sont des généralités, mais elles montrent quelles sont ses priorités : la mélodie et son lien avec la prosodie, qui sont en effet très finement soignés chez lui.
« N'est et ne peut être musique que la mélodie, mélodie pure, inspirée, qui s'adapte tellement à la parole que l'on puisse plus, une fois entendues, les séparer l'une de l'autre.
Hélas ! Il ne faut pas croire qu'il suffit de mettre une note sur une parole pour que cela soit un accent musical. Non, cela est plus rare et plus difficile que n'importe quel chef-d'œuvre dans n'importe quel art. Il faut de l'inspiration. Aucune étude, aucune science ne peut suggérer ce don divin.
Trouver l'accent juste, harmonieux et mélodieux qui fait corps avec la parole et les rend indissolubles, c'est le grand secret de la musique ; c'est le point d'Archmède.
La musique, c'est l'accent du verbe ! »
(Vous aurez remarqué que pour Gunsbourg la musique se limite ainsi à la musique vocale.)
Gunsbourg caricaturé par Sem.
(
Musica, mai 1904.)
Je passe outre l'aveuglement (je crois que la prosodie n'est vraiment pas le plus complexe dans les arts, ni même dans la musique) et l'immodestie sous-entendue par son propos, c'est sa posture de compositeur, ça ne nous apporte pas grand'chose – et être directeur d'Opéra sans avoir un petit melon, ce doit être une faute professionnelle. J'y vois d'autres détails qui m'émerveillent davantage.
Il est à la vérité étonnant qu'il ne souligne pas la place des motifs récurrents, son recours aux modes de la musique traditionnelle russe, son choix de la couleur harmonique selon les moments – du romantisme franc jusqu'aux influences debussystes… Mais je suppose qu'il ne souhaitait pas nécessairement passer pour un grand compositeur de choses abstraites à la germanique…
Il y aurait là tout un travail de recherche fascinant à réaliser sur les raisons pour lesquelles un créateur choisit délibéré d'occulter une part importante de son travail, des ses objectifs, de son inspiration, lorsqu'il communique avec son public.
Autre caricature par Sem.
9. Envoi
Pourquoi parlé-je de Gunsbourg ? J'ai perçu plusieurs bonnes raisons de le faire, et ce même dans l'abstraction de l'absence de musique – après cette première lecture, je n'ai pas trouvé mes extraits sonores suffisamment nets pour éclairer la compréhension du propos. Peut-être si je me le remets sous les doigts un jour prochain. (Pour l'instant, j'ai Erlanger, Salvayre et Krug à continuer de déchiffrer.) Par ailleurs absolument
rien que j'aie pu trouver au disque ou en ligne hors des
Contes d'Hoffmann, si jamais vous en avez vu passer, n'hésitez pas à me l'indiquer, c'est toute la beauté de ce médium ouvert…
¶ Sa vie est assez intriguante, et
son rôle dans la création musicale de son temps important. Il touche à beaucoup de sujets, la création de festivals, la direction de maisons, la traduction d'œuvres préexistantes, la composition dans un genre à la fois relié au patrimoine et pas du tout conservateur.
Témoignage de la place éminente de Gunsbourg dans la programmation musicale du début du XXe siècle :
Le Grand Prix de l'Opéra vu par Sem.
(
Musica, mars 1907.)
Gunsbourg fait partie des arbitres qui surveillent la ligne d'arrivée – on observe que c'est Messager qui gagne…)
¶
Musicalement, plusieurs faits à relever qui me paraissaient intéressant rien qu'à mentionner : usage de
leitmotive dans des ouvrages qui ne sont pas d'avant-garde, et rare présence de modes harmoniques russes dans un ouvrage français…
¶ J'espère que cette notule me serve d'
introduction pour développer mon propos, extraits à l'appui une fois que je les aurai enregistrés plus décemment (et en chantant réellement les lignes vocales avec des copains ?) et que j'aurai fini de lire les ouvrages disponibles de Gunsbourg.
¶ Vu qu'il n'existe que très peu de commentaires sur sa musique, ce
jalon incomplet, me dis-je, vaut toujours mieux que rien. Je me rends compte que ma micro-entrée sur Salvayre est restée pendant toutes ces années l'une des rares sources en ligne sur la question…
Et si jamais cela pouvait susciter les curiosités d'interprètes plus chevronnés que moi ou de programmateurs, bien sûr, bien sûr, ce serait une bénédiction.
J'ai décidé, plutôt que de rester constamment à la remorque de l'industrie phonographique (ou de l'offre locale des concerts) de parler davantage de mes déchiffrages. Idéalement en les illustrant. (J'ai une pépite de Théodore Dubois sur laquelle une notule se prépare – j'en ai presque fini la mise en forme.
Il faudra, bien sûr, alterner ces incursions fureteuses avec des notules davantages tournées vers la vulgarisation ou la promotion d'œuvres présentes au disque et susceptibles d'intéresser plus largement (comme
I Masnadieri).
À bientôt pour de nouvelles aventures !