CHRONIQUES DES MATINS PLUVIEUX
CHAPITRE 29
Je me suis retourné et, en effet, il y avait un type avec une carabine caché dans les fourrés avec un gros A sur son uniforme qui nous écoutait depuis tout à l'heure. Seul Lecon s'en était jusqu'ici rendu compte. Pourquoi avait-il attendu si longtemps pour nous le dire ? Je n'en sais rien, les voies du Seigneur sont patati patata, vous savez ce qu'on dit. Toujours est-il qu'une fois découvert, le type en question s'est levé de sa cachette, sa carabine braquée sur nous, ce qui n'avait rien d'étonnant dans la mesure où nous pointer des armes dessus était visiblement devenu une sorte de nouveau loisir à la mode ces dernières quarante-huit heures. J'ai d'ailleurs ressenti une grande lassitude en le voyant faire cela. La première fois qu'on vous pointe une arme vers la calebasse, ça fait drôle, c'est certain. On en fait joyeusement dans son froc en se disant que c'est la dernière chose qu'on aura offert à l'humanité avant que de débarrasser le plancher. Mais finalement on y survit. On y survit plus souvent qu'on veut bien le croire. Entre le nombre de gens qui se font braquer par an et le nombre de morts qui en découle, on peut observer avec joie que seule une rare minorité d'assassins potentiels a réellement le cran de presser la gâchette. Un meurtre, ce sont tout de même de belles emmerdes juridiques, sans parler des remords qui vont avec. Sauf dans la police, où l'on n'a ni l'un ni l'autre. — Bref, tout cela pour vous dire qu'une fois qu'on s'est habitué au fait de voir un canon planté en direction de sa triste personne, et même si la peur ne disparaît pas totalement, la blase routinière du quotidien morne prend tout de même le dessus. Aussi n'ai-je pu m'empêcher de soupirer d'agacement tout en levant les mains, imité par mes camarades qui n'avaient pas l'air plus ravis que moi. Seule la Reine demeura immobile.
« Qui êtes vous ? (demande d'une voix un peu bégayante d'émotion le bonhomme qui nous tenait en joue)
— Mais nom d'un chien ça fait trois plombes que vous nous écoutez discuter, vous avez vraiment besoin de poser cette question ? (j'ai répondu sans chercher à dissimuler mon impatience)
— C'est vrai que pour le coup vous manquez cruellement d'à-propos, mon vieux ! (rajouta Praline avec une moue de dédain prononcée)
— Hé ho d'abord c'est moi qui suis du bon côté du fusil, hein ! Alors euh... C'est moi qui commande hein !
— Ah elle est belle l'Anarchie, je vous jure ! " C'est moi qui commande, c'est moi qui commande ! " (s'exclama Personne en imitant d'une manière burlesque la voix de notre nouvel ami) Non mais franchement... On est avec la Reine, c'est pas ça que vous cherchez, non ?
— Et qui me dit que c'est la Reine, d'abord ?
— Non mais regardez-la ! Vous le voyez bien, que c'est la Reine !
— Ça pourrait être un sosie !
— Il n'est pas très malin... (ai-je dit à la Reine en me tournant vers elle, gardant mes bras en l'air)
— J'ai dit que c'était des anarchistes, je n'ai jamais dit qu'ils étaient intelligents... (m'a t-elle répondu avec un sourire bienveillant)
— D'accord, mais entre ce mec et puis les nazis de tout à l'heure, franchement on tombe pas souvent sur des lumières...
— A quoi vous vous attendiez ? On est avec des militants, des militants armés qui plus est. Il faut être un peu con pour faire dans le militantisme, vous savez. Il faut avoir une petite part de connerie bien marquée au fond de soi pour se sentir capable d'aller risquer sa peau au service d'une idéologie, quelle qu'elle soit. Et des fois, c'est bien pratique. Pendant que les gens bien sagement intelligents se confortent dans leur lâcheté domestique, ça peut servir qu'il y ait des imbéciles prêts à en découdre pour leur permettre de profiter encore de leur petit confort. On a toujours besoin d'un plus con que soi, ne l'oubliez jamais !
— Dîtes... Je suis là, tout de même... (a marmonné avec une certaine tristesse le soldat anarchiste)
— Oui, je sais... (a repris la Reine en lui adressant un sourire condescendant) Et c'est très bien que vous soyez là. Je suis la Reine. Je ne suis pas un sosie, je peux vous le promettre. Je ne pense pas avoir un sosie où que ce soit dans le monde, d'ailleurs. Auriez-vous la gentillesse de nous conduire à votre chef, s'il-vous-plaît ? »
J'ai pouffé. La formule était tellement convenue que je ne pouvais pas réagir autrement. J'avais l'impression d'être soudainement dans un mauvais film d'aventures, face à un autochtone demeuré, et nous les bons gros colons fièrement juchés sur nos valeurs sociales, nous présentant avec dignité et demandant à rencontrer le grand patron de la tribu.
« Vous vous appelez comment ? (a encore demandé la Reine, d'une voix tellement douce, tellement emplie de gentillesse, que le type en face laissa son canon ramollir lentement vers le sol, et je sais à quoi ça vous fait penser, donc je ne m'encombrerai pas d'une comparaison évidente, ça ne ferait qu'alourdir le paragraphe)
— Je m'appelle Julien.
— Julien, c'est bien... C'est original, comme prénom... Julien, nous venons tous les quatre d'échapper aux griffes d'un groupe de nazis ainsi que d'agents des Services Secrets. Nous avons besoin de protection, et je sais que nous pouvons pour cela compter sur les vôtres. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin de rencontrer votre commandant dans les plus brefs délais.
— Ben euh oui mais bon... Et si c'était un piège ?
— Mais on vous le dirait si c'était un piège, voyons ! (s'est écrié Praline)
— Oui, on n'est pas des menteurs, vous savez. (a rajouté Lecon)
— D'abord on pourrait pas baisser nos bras ? J'ai la fesse qui me démange.
— Je sais pas si c'est prudent de vous laisser faire ça...
— Ecoutez mon vieux : soit vous me laissez baisser les bras, soit vous venez vous même me gratter la fesse. C'est la gauche, au fait. La pire.
— Julien ! (a dit la Reine, coupant la parole à Personne qui avait l'air de bien s'amuser) On ne peut pas se permettre de perdre du temps comme cela. D'abord vous aller les laisser baisser les bras. Que voulez-vous qu'il arrive ? Vous avez vu les pantalons qu'ils portent, vous croyez vraiment qu'ils cachent des mitraillettes là-dedans ? Et ensuite, vous allez admettre que nous sommes dans le même camp et que vous devez nous apporter de l'aide. Vous êtes anarchiste, non ?
— Ben oui ! (a fièrement répondu Julien, en se mettant presque au garde-à-vous)
— Alors dans ce cas, vous allez gentiment faire ce que je vous dis de faire. Parce que l'avenir de ce pays en dépend. Vous savez ce qu'on fait aux anarchistes qui font échouer une guerre civile par excès de zèle ou de méfiance ?
— Euh, non...
— Moi non plus, mais il n'y a aucune raison pour que cela soit agréable. Alors, soit vous nous amenez à votre campement et vous nous présentez à votre chef, et dans ce cas je lui dirais combien vous avez été parfait, soit vous nous faites encore perdre du temps jusqu'à ce que nos poursuivants nous retrouvent et nous massacrent, et je vous assure que vous aurez un jour ou l'autre à en payer les conséquences. »
Julien a hésité. Pas très longtemps, mais ça se voyait dans son regard, les idées qui se mélangeaient, le pour et le contre, ça devait tourner dans son cerveau comme pas humain, j'ai eu l'impression que son crâne allait émettre un gros bruit de soufflerie, comme ces ordinateurs fatigués auxquels on demande de faire trop de choses à la fois. Et puis finalement il a hoché la tête et a timidement répondu à la Reine qu'il était d'accord pour nous emmener. Et qu'on pouvait baisser les bras, aussi. Ce qui fut un soulagement, autant pour Personne qui put se gratter enfin la fesse que pour moi qui commençait à avoir des fourmis. Lecon et Praline les avaient eux baissé depuis longtemps, mais on ne s'en était même pas rendu compte. Qu'est-ce qu'on devait avoir l'air con !
Julien est monté dans le camion avec nous, sa carabine sur les genoux il a indiqué à Lecon qui conduisait le chemin jusqu'au campement anarchiste. Ce n'était pas très loin. Au bout de vingt minutes à peine, nous avons distingué une espèce de lotissement bourgeois en cours de construction. Des maisons inachevées perdues au milieu d'un coin de nature qui, sans doute, voyant progresser le chantier, s'appliquait à rédiger son testament. C'est là que les Anarchistes, squatteurs par principes, s'étaient établis.
Comment va se passer la rencontre avec le chef des Anarchistes ? Et pourquoi Personne était-il venu me rendre visite au tout début de cette fabuleuse histoire dont les retournements de situation ainsi que la merveilleuse gestion des dialogues et de leur articulation narrative me laissent pantois d'admiration ? Vous le saurez peut-être, si cela vous chante et si cela me prend, dans le prochain épisode des
Chroniques des matins pluvieux.