Jusqu'où peut-on aller dans la mise en scène? Sans doute loin si à l'intersection des séquences et zones de scènes qui sombrent dans la provocation émergent par contraste de moment de poésie qui ne peuvent exister que dans ce contraste là. Et si on peut faire tenir le tout y fondant une lecture nouvelle. A mon avis c'est ce qui se passe pour cette Salomé.
Bon le ton est donné assez vite. Soirée dans une bourgeoisie ultra-décadente, ambiance fin de siècle. La couronne d'un Hérode, héroïnomane, à qui Salomé chauffe la cuillère, est un casque audio qui l'isole de l'action pendant la première partie. On cherche Herodias du regard sans la retrouver (elle est train de forniquer sous la table, comme on comprend plus tard). Les soldats sont des gardes du corps. Jochanaan est assis à table avec un sac en papier sur la tête. Le page d'Herodias devient la compagne jalouse de Narraboth qui va relativement loin pour essayer d'occuper son attention. Les juifs et les romains occupents les coins de la scène, mais ne sont pas en reste. Gros danger de trashitude gratuite. Mais dans les plis il se passe de belles choses.
La lune de la première scène est un petit ballon blanc qui flotte au-dessus du "page d'Herodias", attaché à son poignet par un fil. La première scène est explicitement une scène d'une femme véritablement amoureuse qui cherche mais ne peut lutter contre l'obsession de Narraboth. Jochanaan se lève de table comme peut-être un ivrogne avec son sac en papier sur la tête faisant de grand discours qui font marrer la salle (à manger). (Premier problème les sifflets, les rires et les applaudissements de la salle (à manger) qui ajoutent une couche de bruit et de son, en re-faisant un point déjà relativement clair sur la lecture de la "captivité" de Jochanann. donc pas indispensable. et ça revient souvent. Similairement les chaises tombent, les uns sont poussés contre les murs, et tout ça fait beaucoup, trop de bruit.)
Le tétrarque a interdit qu'on retire le sac en papier de la tête de Jochanann. Comprenez ces gens là aime bien les jeux débiles, n'ont que ça à faire. Salomé pête un plomb dans cette ambiance (et on la comprend), et se fait une petite crise, tombe dans les pommes et s'imagine tout le monde en train de la manger (avec fourchettes et couteaux). Scène entre Narraboth et Salomé finalement assez classique, essayant de soulever le sac en papier "Wie schwarz es da drunten ist!". Salomé obtient ce qu'elle veut par Narraboth et Jochanaan s'interroge (comme nous au début) "Wo ist sie, die den Hauptleuten Assyriens sich gab? etc.", elle est sous le table, en train de se donner justement. Pendant qu'Herodias écoute toujours sa musique au casque.
Jusque là Narraboth ne propose rien de spécial vocalement mais ce n'est pas moche non plus. Jokanaan (Albert Dohmen), sans doute pas le plus beau de la discographie, mais c'est très bien, il ne force pas du tout. Salomé (Annalena Persson), on 'm'en avait dit le plus grand mal, et surtout sur la fin ça était vraiment très très bien, habité et vocalement ça suivait. Je m'attendais à grimacer beaucoup et elle ne m'a pas fait grimacé une seule fois. Orchestralement la catastrophe annoncée n'a pas eu lieu non plus. Dommage d'avoir infliger tant de bruit de la mise en scène à l'orchestre, mais le NedPhO était très bon. La direction sans doute un peu arrondissante et peu édulcorante, mais c'était suffisamment intéressant avoir envie de lâcher de temps en temps l'action pour se concentrer sur l'écoute de l'orchestre. Herodias s'avèrera très bien aussi.
Je pourrais parler un peu de la suite. Et de certains détails. Les portes qu'on dessine sur les murs pour essayer de s'échapper. Le jeu des couleurs (noir/blanc) dans l'absence de couleur. Une lecture extrêmement intelligente mais aussi extrêmement subversive des détails du texte. L'ambiguité de la frontière "pour de faux/ pour de vrai", du rêve et de le réalité, sur la souffrance infligée par jeu qui est quand même souffrance. Mais le tour de force majeur c'est de faire passer toute cette histoire pour un jeu ou presque. Bien sûr Narraboth meurt vraiment (du moins je crois), et on s'en donne à coeur joie sur son cadavre (climax de trashitude) et il se passe quelque chose de sérieux entre jochanaan et salomé, à la fin. Alors puisque cette danse des sept voiles n'en est pas une, que tout ce qui s'en suit est de l'ordre de la représentation, mise en abime du pacte théâtral, comment faire, comment faire tenir tout ça? Je ne spoile pas. Mais ça tient.
La moitié de la salle était furieuse, certains sont partis pendant la représentation. Quelques uns sont restés pour pouvoir huer comme il faut. Applaudissements ont eu lieu dans une salle vidée aux tiers. Certains sont sortis de là furieux. Certains ont adoré et étaient ravis de leur soirée, où ils ont pu voir une lecture nouvelle, subversive, parfois énervante, parfois trash, parfois gratuite, mais définitivement nouvelle et éclairante. Certains étaient ravis, donc. C'était mon cas.