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 Tchaïkovski — La Dame de Pique

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DavidLeMarrec
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MessageSujet: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 21:38

Esquisse de présentation :

L'œuvre se situe à la fin du catalogue lyrique de Tchaïkovski (avant-dernier opéra, avant Iolanta), écrite en 1890 sur le livret de son frère Modeste.

Elle marque une accentuation à la fois de la veine lyrique (très intense) et de la tonalité dramatique (très extravertie et sombre)… avant le retour à une simplicité presque détachée dans Iolanta.

Comme pour Onéguine, l'original de Pouchkine (nouvelle plus distante, critique même) est très adroitement transformé en drame romantique exacerbé, aux tempéraments un peu univoques, campés sans lésiner sur les moyens dramatiques ou musicaux. Beaucoup plus passionnés, bien moins délurés, pour faire court.

On chante parfois au concert des moments détachés : ballade-programme de Tomski, déclaration de Yelitski, air de Lisa sur le pont à l'acte III, parfois la déclaration de Herman. Parmi les moments-cultes, l'air français de la vieille Comtesse, en réalité une ariette de Laurette au début de Richard Cœur de Lion de Grétry (transposée dans le grave et totalement distendue).

En ce qui me concerne, en plus de la ballade de Tomski, j'ai une tendresse toute particulière pour le serment de l'orage à la fin du premier tableau, et puis la coda aérienne de l'arioso de Lisa à l'acte I (hymne à la nuit sur un poème autonome) — mais d'une façon générale, toute la scène du salon de musique, après le départ de la compagnie, constitue un sommet absolu du legs de Tchaïkovski : aussi bien le dialogue anodin avec Macha que les piaillements orchestraux à l'arrivée de la Comtesse, ou l'épanchement final.


Dernière édition par DavidLeMarrec le Ven 9 Jan 2015 - 22:00, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 21:47

Message de Benedictus :

« D’abord, il y a le livret: déjà je ne suis pas forcément sensible au fantastique romantique - du moins pas autant qu’à des sujets ou bien franchement réalistes (comme Eugène Onéguine) ou bien franchement légendaires ou mythiques (peut-être aimerai-je mieux Iolanta?) Plus paradoxal, peut-être, j’ai finalement trouvé moins intéressant ce livret en ce qu’il est plus resserré et d’une efficacité dramatique sans doute supérieure par rapport à Eugène Onéguine: on est dans le temps bref du drame quand j’avais aimé que le IIIe acte d’Onéguine inscrive la dimension du temps qui passe; les personnages secondaires n’y bénéficient guère de l’épaisseur ou de l’ambiguïté qu’on trouve chez Grémine, Olga ou Larina. D’une certaine manière, après avoir tant aimé l’épaisseur romanesque d’Eugène Onéguine, j’ai sans doute été déçu de retrouver un livret au vertus plus classiquement dramatiques.

Ensuite, musicalement, autant j’avais été frappé par la continuité dans Eugène Onéguine (une sorte de grande coulée), autant j’ai trouvé que La Dame de pique était presque décousue: les scènes avec chœurs m’y ont paru trop démonstratives, trop étalées (ça m’a fait penser au début d’une Manon quelconque); le duo de Lisa et Pauline, l’intermède du II m’ont paru franchement longuets et dispensables (d’ailleurs, ce n’est pas que l’intermède: tout ce qui relève du pastiche XVIIIe m’a ennuyé, y compris l’air à la Grétry de la Comtesse); l’arioso de Lisa m’a paru assez artificiel, comme un numéro à faire (là où la lettre de Tatiana s’inscrit si bien dans le récit)... Et puis, un problème que j’aurai toujours avec Tchaïkovski (mais qui était comme atténué par Eugène Onéguine): je ne suis pas fou de ce type de «générosité mélodique».
 »


Dernière édition par DavidLeMarrec le Ven 9 Jan 2015 - 21:56, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 21:50

Message de Polyeucte :

« Personnellement j'ai mis beaucoup de temps avant de vraiment rentrer dans cet opéra... Confused

Oui, on est pas du tout dans le même cadre que Onegin. Là c'est vraiment un opéra romantique "traditionnel" je dirais, alors que Onegin est beaucoup plus intimiste dans l'esprit de Tchaikovsky.Après pour les personnages secondaires, ils sont quand même assez intéressants... les deux Tomsky et Lenski, et surtout cette figure fantomatique de la Comtesse...

Oui, La Dame de Pique est moins continue... mais Onegin ménage aussi des grandes différences je trouve entre les actes. Entre l'ambiance de fête de province, de fête de capital (pas vraiment la même tenue...), l'intimité du dernier tableau ou le sinistre du duel...Toute la partie pastiche au contraire, je la trouve assez passionnante... car elle vient en contraste direct avec le drame très terre-à-terre de Hermann! Et l'air de la Comtesse est un monde qui me passionne et me bouleverse à chaque fois : ces couleurs fanées, cette délicatesse et en même temps force qui se dégage...
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 21:59

Benedictus a écrit:
Polyeucte a écrit:

Personnellement j'ai mis beaucoup de temps avant de vraiment rentrer dans cet opéra... Confused
Tu me rassures...

Citation :
Oui, on est pas du tout dans le même cadre que Onegin. Là c'est vraiment un opéra romantique "traditionnel" je dirais, alors que Onegin est beaucoup plus intimiste dans l'esprit de Tchaikovsky.
Je trouve même qu'il y a un côté tchékhovien (assez moderne, d'ailleurs) dans Eugène.

Citation :
Citation :
Après pour les personnages secondaires, ils sont quand même assez intéressants... les deux Tomsky et Lenski, et surtout cette figure fantomatique de la Comtesse...
Ah, tu mettrais Tomski et Lenski sur le même plan? Je trouve qu'il y a pourtant une sorte d'inversion par rapport à Pouchkine, dans les deux cas: autant le livret et la musique d'Eugène haussent le personnage de Lenski (assez niais chez Pouchkine) à un niveau de héros tragique; autant Tomski, ambigu (et potentiellement diabolique) dans la nouvelle de Pouchkine devient ici un simple comparse (sa Ballade du I et sa Chanson du III me semble plus répondre à une fonction dramatique qu'à une caractérisation fouillée comme l'Arioso et l'Air de Lenski).
Quant à la Comtesse, je trouve le personnage trop factice pour fasciner (même musicalement, on a l'impression que Tchaïkovski en fait trop pour la caractériser, multiplie des trucs d'écriture qui ne lui sont pas vraiment naturels).


Citation :
Citation :
Oui, La Dame de Pique est moins continue... mais Onegin ménage aussi des grandes différences je trouve entre les actes. Entre l'ambiance de fête de province, de fête de capital (pas vraiment la même tenue...), l'intimité du dernier tableau ou le sinistre du duel...
Oui, mais autant, à une première écoute sans livret, Onéguine m'a fait d'abord d'un flux continu (c'est l'écoute avec livret qui, ensuite m'a rendu sensible aux différences), autant là j'ai ai d'emblée l'impression d'une musique qui, littéralement, part dans tous les sens.


Citation :
Citation :
Toute la partie pastiche au contraire, je la trouve assez passionnante... car elle vient en contraste direct avec le drame très terre-à-terre de Hermann! Et l'air de la Comtesse est un monde qui me passionne et me bouleverse à chaque fois : ces couleurs fanées, cette délicatesse et en même temps force qui se dégage...
Ah? Moi, je trouve au contraire que ça plombe le drame. (L'air de la Comtesse, je comprends que ça puisse séduire, c'est même très bien fait, mais je ne suis pas trop sensible au Second-Empire-imitation-Louis-XV.)
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 21:59

Message de Polyeucte :

« C'est peut-être la vision de la mise en scène de Dodin qui me donne cet éclairage sur les personnages, mais je les trouve presque manipulateurs, se moquant de Hermann qui court après l'argent (enfin surtout Tomski... Lenski est plus transparent en effet...)

[La Comtesse]
C'est vraiment un personnage de l'ancien temps, son décalage avec le reste des personnages...

[Pikovaya Dama vs. Onéguine]
Oui, c'est moins continu car plus dynamique je dirais... plus théâtrale aussi...

[L'air de la Comtesse]
Mais justement, je ne le prend pas comme une imitation, mais comme une souvenir déformé, là encore le fantôme ou la réminiscence d'un temps passé et même moqué par les jeunes de l'oeuvre. La Comtesse se complait dans sa jeunesse, quitte à ne pas voir ce qu'il se passe presque.
L'air de la Comtesse par exemple déforme totalement l'air de Grétry... c'est pris sur un rythme beaucoup plus lent, avec cette rengaine qui revient...
 »
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 22:35

@ Benedictus :

[Livret]

C'est vrai, la Dame de Pique est plus superficielle, en tout cas plus univoque, du côté des personnages. Herman n'a que ses deux visages, très audibles alternativement, d'amant désespéré et de joueur malade… d'ailleurs pas très bien articulés, on ne lui trouvera pas beaucoup de dilemmes une fois les cartes obtenues à l'acte II, alors que le personnage maudit mais conscient du I était beaucoup plus intéressant. Mais c'est peut-être parce que je trouve ce type de représentation de la folie assez pauvre.

Il n'empêche, la conversion de la nouvelle assez peu empathique de Pouchkine est très réussie, on a de véritables personnages d'opéra, qui mettent leur tripes sur la table, du romantisme au carré qui sert très bien la musique ensuite… (mais ça rejoint sans doute aussi ce que tu n'as pas aimé de ce côté-là)

Je ne vais pas argumenter sur la comparaison avec Onéguine, un des plus beaux livrets de tous les temps, vraiment intrigant, à plusieurs niveaux de lecture (ou en tout cas offrant de multiples perceptions possibles des personnages — en particulier Onéguine lui-même, dont les motivations profondes, hors l'ennui, restent assez peu évidentes).
La Dame de Pique n'a pas cette profondeur, mais elle reste redoutablement efficace scéniquement (c'est ni plus ni moins ce que tu dis, d'ailleurs hehe ). À l'échelle des opéras russes du XIXe, on se situe quand même dans de la haute facture, qui évite les stéréotypes mille fois vus (Lisa n'est pas la victime passive d'un grand seigneur, le baryton est gentil, le ténor involontairement vénéneux…).

--

[La musique]

La discontinuité vient à mon avis plutôt du livret : on change très brutalement de ton, même au sein de mêmes tableaux. Et le lien narratif est plus éclaté que dans Onéguine. Parce que la musique, malgré ses contrastes, conserve bel et bien une direction, en particulier grâce aux motifs (celui de la vieille Comtesse émaille vraiment toute l'œuvre… il mute peu, mais il est souvent adroitement convoqué et instrumenté).

Comme Polyeucte, je vais te rassurer : moi aussi j'ai eu beaucoup de difficulté au début (notamment pour des affaires de version, Freni avec qui je l'ai découvert m'ayant fait passer complètement à côté, vraiment, de Lisa — qui est devenu depuis un des personnages féminins du répertoire que je trouve les plus touchants…), et me suis attaché seulement à quelques moments précis. Longtemps, j'ai surtout écouté le premier tableau du I, le plus spectaculaire et le plus facile d'accès, certainement.

Avant d'en trouver la clef — ouvrir la partition, en traduire des bouts m'a sans doute beaucoup aidé, parce que ça reste une musique étonnamment sophistiquée pour du drame lyrique aussi directement expansif…
J'en suis même venu à aimer très fort le petit intermède XVIIIe, qui apporte une respiration bienvenue.

--

[Air de la Comtesse]

Citation :
tout ce qui relève du pastiche XVIIIe m’a ennuyé, y compris l’air à la Grétry de la Comtesse

C'est du véritable Grétry, en réalité (transposé très bas et rallenti, distendu, entrecoupé). Justement, je le trouve très réussi en contexte, avec ces bouts de passé qui finissent par échapper tout à fait. Et puis cet air de jeune première, chanté par une voix décatie — probablement le seul rôle de tout le répertoire où j'ai plus envie d'entendre une soprano mourante qu'un alto dramatique en pleine santé.

Tu parlais d'effets factices, je ne vois pas bien ce que tu veux dire… Tu visais quoi, plus précisément ?


[Arioso Lisa]

Citation :
l’arioso de Lisa m’a paru assez artificiel, comme un numéro à faire (là où la lettre de Tatiana s’inscrit si bien dans le récit)...

Il est formellement beaucoup plus traditionnel que la grande forme libre, parcourue de quelques zébrures thématiques communes (surtout à l'orchestre), de la lettre, en plus quasiment intégralement le texte original de Pouchkine…

L'arioso est accompagné par de petites croches régulières, avec une reprise… Mais les couplets sont très touchants, le texte assez beau… et puis, ça culmine sur cet envoi en modulation majeure, sur les cordes tourbillonnant en pianissimo… là, je rends les armes, vraiment. Un des moments de toute la musique qui m'est parmi les plus précieux.


[Veine mélodique]

Citation :
Et puis, un problème que j’aurai toujours avec Tchaïkovski (mais qui était comme atténué par Eugène Onéguine)je ne suis pas fou de ce type de «générosité mélodique».

C'est un de ses charmes majeurs : autant, dans Onéguine, l'élan est toujours tempéré par la converation en musique, voire la « littérarité »… autant ici, rien ne retient l'expansion mélodique. C'est ce que je trouve très fort, cette capacité à lâcher totalement la bride à la générosité sentimentale… Mais si on n'y est pas réceptif (ou si ça agace), il y a de bonnes probabilités pour ne jamais aimer vraiment la Dame de Pique, je le crains.

Tu trouverais, à tout prendre, peut-être plus ton compte dans d'autres opéras russes.
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 22:42

Mon cher David, est-il recommandé d'avoir lu la nouvelle de Pouchkine avant d'écouter l'opéra ?
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DavidLeMarrec
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 22:48

Absolument pas nécessaire. Après, quand on a la fibre littéraire comme toi, le redéploiement de la matière première (et son changement assez radical de couleur) pour l'adapter à l'opéra est vraiment passionnant à observer.

Mais tu peux commencer par l'écouter, ça ne pose aucune difficulté de ce côté-là.
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 22:50

Ok je te remercie, parce que je me posais la question également à propos d'Eugène Onéguine.
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 22:51

Pareil. À ceci près qu'Eugène Onéguine est un texte majeur de la littérature mondiale, qu'il faut donc forcément avoir lu de toute façon.

En plus, il en existe d'excellentes traductions, aussi bien en anglais qu'en français (pas essayé en allemand, mais si les autres ont pu…).
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyVen 9 Jan 2015 - 22:59

DavidLeMarrec a écrit:
À ceci près qu'Eugène Onéguine est un texte majeur de la littérature mondiale, qu'il faut donc forcément avoir lu de toute façon.

Hum... Embarassed



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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptySam 10 Jan 2015 - 0:11

D'abord, merci David d'avoir déplacé tout ça...

DavidLeMarrec a écrit:

[Livret]

C'est vrai, la Dame de Pique est plus superficielle, en tout cas plus univoque, du côté des personnages. Herman n'a que ses deux visages, très audibles alternativement, d'amant désespéré et de joueur malade… d'ailleurs pas très bien articulés, on ne lui trouvera pas beaucoup de dilemmes une fois les cartes obtenues à l'acte II, alors que le personnage maudit mais conscient du I était beaucoup plus intéressant. Mais c'est peut-être parce que je trouve ce type de représentation de la folie assez pauvre.

Il n'empêche, la conversion de la nouvelle assez peu empathique de Pouchkine est très réussie, on a de véritables personnages d'opéra, qui mettent leur tripes sur la table, du romantisme au carré qui sert très bien la musique ensuite… (mais ça rejoint sans doute aussi ce que tu n'as pas aimé de ce côté-là)

Je ne vais pas argumenter sur la comparaison avec Onéguine, un des plus beaux livrets de tous les temps, vraiment intrigant, à plusieurs niveaux de lecture (ou en tout cas offrant de multiples perceptions possibles des personnages — en particulier Onéguine lui-même, dont les motivations profondes, hors l'ennui, restent assez peu évidentes).
La Dame de Pique n'a pas cette profondeur, mais elle reste redoutablement efficace scéniquement (c'est ni plus ni moins ce que tu dis, d'ailleurs hehe ).
Voilà, on peut dire que tu as formulé mes réserves plus précisément que je n'ai su le faire.

DavidLeMarrec a écrit:
À l'échelle des opéras russes du XIXe, on se situe quand même dans de la haute facture, qui évite les stéréotypes mille fois vus (Lisa n'est pas la victime passive d'un grand seigneur, le baryton est gentil, le ténor involontairement vénéneux…).
Je te crois volontiers; le problème est qu'en fait d'opéra russe, je ne connais qu'Onéguine (ainsi que Lady Macbeth de Mzensk et, depuis peu, L'Ange de feu - mais là on est on ne peut plus dans le XXe, et même dans le XXe crade): je manque donc de points de repère.

DavidLeMarrec a écrit:
[La musique]

La discontinuité vient à mon avis plutôt du livret : on change très brutalement de ton, même au sein de mêmes tableaux. Et le lien narratif est plus éclaté que dans Onéguine.
Nous sommes bien d'accord.

DavidLeMarrec a écrit:
Parce que la musique, malgré ses contrastes, conserve bel et bien une direction, en particulier grâce aux motifs (celui de la vieille Comtesse émaille vraiment toute l'œuvre… il mute peu, mais il est souvent adroitement convoqué et instrumenté).
Cela ne m'a pas vraiment frappé, lors de cette première écoute, mais je te crois volontiers.

DavidLeMarrec a écrit:
Comme [b]Polyeucte, je vais te rassurer : moi aussi j'ai eu beaucoup de difficulté au début (notamment pour des affaires de version, Freni avec qui je l'ai découvert m'ayant fait passer complètement à côté, vraiment, de Lisa — qui est devenu depuis un des personnages féminins du répertoire que je trouve les plus touchants…), et me suis attaché seulement à quelques moments précis. Longtemps, j'ai surtout écouté le premier tableau du I, le plus spectaculaire et le plus facile d'accès, certainement.
En effet, il y a bien un problème de version (j'ai essayé Samosud sans plus de succès), et s'attacher à Lisa, dans la mesure où je n'en ai encore rencontré aucune qui me séduise vocalement ou me convainque dramatiquement... Tchaïkovski — La Dame de Pique 2661413304
Autre problème, justement: ce premier tableau du I, à chaque fois, me hérisse d'entrée (ce côté exposition fourre-tout trop spectaculaire et bruyant comme dans un mauvais opéra vériste - et le chœur des mioches! Mad )

DavidLeMarrec a écrit:
Avant d'en trouver la clef — ouvrir la partition, en traduire des bouts m'a sans doute beaucoup aidé, parce que ça reste une musique étonnamment sophistiquée pour du drame lyrique aussi directement expansif…
J'en suis même venu à aimer très fort le petit intermède XVIIIe, qui apporte une respiration bienvenue.
C'est tout à fait possible. Malheureusement, je n'ai pas trop le temps, en ce moment, de me mettre au solfège ou au russe...)

DavidLeMarrec a écrit:
[Air de la Comtesse]

Citation :
tout ce qui relève du pastiche XVIIIe m’a ennuyé, y compris l’air à la Grétry de la Comtesse

C'est du véritable Grétry, en réalité (transposé très bas et rallenti, distendu, entrecoupé). Justement, je le trouve très réussi en contexte, avec ces bouts de passé qui finissent par échapper tout à fait. Et puis cet air de jeune première, chanté par une voix décatie — probablement le seul rôle de tout le répertoire où j'ai plus envie d'entendre une soprano mourante qu'un alto dramatique en pleine santé.

Tu parlais d'effets factices, je ne vois pas bien ce que tu veux dire… Tu visais quoi, plus précisément ?
Justement, ce traficotage d'un vrai morceau de XVIIIe: ça m'a fait l'effet, à la première écoute, d'être un air «à la façon du XVIIIe» dans un langage opératique du XIXe, un peu comme quand un académique du Second Empire fait une scène de genre à la Fragonard. Mais là, tu viens de m'ouvrir des perspectives pour une prochaine réécoute: merci.

DavidLeMarrec a écrit:
[Arioso Lisa]

Citation :
l’arioso de Lisa m’a paru assez artificiel, comme un numéro à faire (là où la lettre de Tatiana s’inscrit si bien dans le récit)...

Il est formellement beaucoup plus traditionnel que la grande forme libre, parcourue de quelques zébrures thématiques communes (surtout à l'orchestre), de la lettre, en plus quasiment intégralement le texte original de Pouchkine…
Ah oui, ça, c'est grand.

DavidLeMarrec a écrit:
L'arioso est accompagné par de petites croches régulières, avec une reprise… Mais les couplets sont très touchants, le texte assez beau… et puis, ça culmine sur cet envoi en modulation majeure, sur les cordes tourbillonnant en pianissimo… là, je rends les armes, vraiment. Un des moments de toute la musique qui m'est parmi les plus précieux.
Il faudrait là aussi que je le réécoute avec le livret (même en traduction) et non un synopsis. Maintenant, sur cet envoi... moi aussi ça m'a frappé, mais dans le sens inverse: la modulation majeure, les cordes tourbillonnant en pianissimo, c'est vraiment «Tchaïkovski tel que j'y résiste» (mais je crois qu'on en vient à la question suivante:)

DavidLeMarrec a écrit:
[Veine mélodique]

Citation :
Et puis, un problème que j’aurai toujours avec Tchaïkovski (mais qui était comme atténué par Eugène Onéguine)je ne suis pas fou de ce type de «générosité mélodique».

C'est un de ses charmes majeurs : autant, dans Onéguine, l'élan est toujours tempéré par la conversation en musique, voire la « littérarité »… autant ici, rien ne retient l'expansion mélodique.
Et c'est bien tout le problème, au moins pour moi...

DavidLeMarrec a écrit:
C'est ce que je trouve très fort, cette capacité à lâcher totalement la bride à la générosité sentimentale… Mais si on n'y est pas réceptif (ou si ça agace), il y a de bonnes probabilités pour ne jamais aimer vraiment la Dame de Pique, je le crains.
Ah oui, à ce point-là? Neutral

DavidLeMarrec a écrit:
Tu trouverais, à tout prendre, peut-être plus ton compte dans d'autres opéras russes.
Alors lesquels, justement (à part Francesca da Rimini et Le Chevalier ladre?) Parce que, si on exclut aussi 1º la grande fresque historique avec plein de cloches et de basses et 2º la légende avec plein de chatoiements orchestraux, j'ai bien peut qu'il ne reste plus grand'chose... Confused
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptySam 10 Jan 2015 - 12:08

[Directionnalité et motifs]

Benedictus a écrit:
DavidLeMarrec a écrit:
Parce que la musique, malgré ses contrastes, conserve bel et bien une direction, en particulier grâce aux motifs (celui de la vieille Comtesse émaille vraiment toute l'œuvre… il mute peu, mais il est souvent adroitement convoqué et instrumenté).
Cela ne m'a pas vraiment frappé, lors de cette première écoute, mais je te crois volontiers.

Le motif de la Comtesse-aux-cartes, ce sont trois notes staccato qui ponctuent les références au personnage, aux cartes, ou même, plus implicitement, les délires de Herman. Elles reviennent souvent, parfois altérées, dans des configurations orchestrales différentes — mais contrairement à du Wagner, elles n'évoluent pas vraiment, et ne sont vraiment pas cachées, tu les repèreras facilement à la prochaine écoute. C'est surtout qu'elles ont en elles-mêmes ce côté un peu grinçant, sur la pointe des pieds, mystérieux, spectral…

Pour le reste, même s'il y a des réccurrences, c'est une unité qui passe avant tout par les modes employés par Tchaïkovski, et qui nourrissent notamment ce lyrisme peu de ton goût.


Citation :
C'est tout à fait possible. Malheureusement, je n'ai pas trop le temps, en ce moment, de me mettre au solfège ou au russe...)

Je te le concède très volontiers. Mr. Green Je voulais seulement souligner que ce n'était pas forcément une œuvre évidente, j'ai mis très longtemps, même après ma réelle découverte de Wagner et de Debussy, à voir où ça voulait aller. Pas vraiment quelque part, en fait : c'est juste beau. Et, de fait, musicalement, quelle orgie ! Pas seulement de lyrisme : la prosodie, les harmonies sont souvent assez… fantastiques.


Citation :
DavidLeMarrec a écrit:
C'est ce que je trouve très fort, cette capacité à lâcher totalement la bride à la générosité sentimentale… Mais si on n'y est pas réceptif (ou si ça agace), il y a de bonnes probabilités pour ne jamais aimer vraiment la Dame de Pique, je le crains.

Ah oui, à ce point-là? Neutral

Tu as aimé Onéguine alors que tu n'es pas un fervent de Tchaïkovski, et la Dame est un bijou aussi, donc tout est possible. Mais sur le principe, mon pronostic reste réservé.


Citation :
Autre problème, justement: ce premier tableau du I, à chaque fois, me hérisse d'entrée (ce côté exposition fourre-tout trop spectaculaire et bruyant comme dans un mauvais opéra vériste - et le chœur des mioches! Mad )

Voilà, par exemple, j'ai toujours aimé ça, même les petits braillards. Je l'avoue, j'ai tendance à commencer mes écoutes juste après ces dix minutes-là, mais je ne trouve vraiment pas ça déplaisant (simplement, quand je l'écoute deux fois dans la journée, je ne vois pas forcément l'intérêt de dupliquer cette section précise).


Citation :
Citation :
Il est formellement beaucoup plus traditionnel que la grande forme libre, parcourue de quelques zébrures thématiques communes (surtout à l'orchestre), de la lettre, en plus quasiment intégralement le texte original de Pouchkine…

Ah oui, ça, c'est grand.

… mais c'est un sommet absolu de l'opéra russe (même ceux qui n'aiment pas l'opéra russe l'admirent intensément, en général). Ce n'est pas tous les jours que tu as un air détachable d'opéra, fait des vers de Pouchkine, où Tchaïkovski a mis le meilleur de son orfèvrerie musicale, mais sans trop d'épanchements, et avec une très grande liberté formelle !

C'est un peu comme chercher à retrouver l'équilibre improbable de l'ascétisme de Pelléas avec son texte : il existe des choses semblables, mais avec un aussi bon texte, un orchestre aussi passionnant, des personnages aussi riches… c'est difficile.
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptySam 10 Jan 2015 - 12:15

[Pastiche XVIIIe]

Citation :
Justement, ce traficotage d'un vrai morceau de XVIIIe: ça m'a fait l'effet, à la première écoute, d'être un air «à la façon du XVIIIe» dans un langage opératique du XIXe, un peu comme quand un académique du Second Empire fait une scène de genre à la Fragonard.

D'accord, je vois. Du LULLY en carton façon Paillard. Mr. Green Mais c'est quand même beaucoup plus riche que ça musicalement. Que le pastiche de pastorale puisse agacer (en soi, il est peu intéressant musicalement : purement un artifice dramatique, très utile d'ailleurs), soit, mais l' « air » de la Comtesse, tu peux clairement arriver à l'aimer. Essaie sur YouTube par des chanteuses que tu aimes… Mödl chante tout à côté et elle est bouleversante ; Söderström, délicieusement aigre, est remarquable aussi. Trop bien chanté (Forrester chez Ozawa), ça perd de son intérêt.

--

[Lisa]

Citation :
En effet, il y a bien un problème de version (j'ai essayé Samosud sans plus de succès), et s'attacher à Lisa, dans la mesure où je n'en ai encore rencontré aucune qui me séduise vocalement ou me convainque dramatiquement... Tchaïkovski — La Dame de Pique 2661413304

C'est un vrai problème : je crois que je me suis mis à aimer passionnément cet opéra (j'en suis sûr, même) lorsque j'ai « déverrouillé » Lisa, et que j'ai cessé de la percevoir comme un joli personnage étalant des tunnels musicaux d'une sorte de glottophilie qui m'échappait complètement — ça rejoint assez bien ce que tu ressens, non ?
Une fois que j'ai vu comme ça fonctionné, et que j'ai apprécié ses lignes, ça a tout changé pour moi. Personnage très attachant, musique très subtile… alors lorsque c'est bien chanté ! Mais son écriture, par ailleurs très difficile (il faut à la fois la juvénilité, la clarté de l'articulation et la capacité de tenir de longues lignes tendues, le tout avec un indispensable format de dramatique pour passer l'orchestre), ne convient pas bien au style des chanteuses russes, en fait…

Si Derzhinskaya (très correcte, sans être bouleversante) ne t'a pas touché, il te reste Heybalova (chez Baranovich) que j'aime tout autant, voire davantage (moins juvénile, mais plus expressive). Et puis Freni, mais vraiment, autant c'est une bonne Tania, autant je ne suis pas sûr que ça puisse suffire pour Lisa, surtout vu de la façon opaque et déclinante qu'elle a de chanter ses parties…

Heureusement, tu as une version avec Gorchakova… c'est elle qui m'a fait passer de l'autre côté du miroir.
Extrait en ligne que je crois avoir déjà mis : /watch?v=pxASvX7QzWk .


[Arioso & envoi]
Citation :
Il faudrait là aussi que je le réécoute avec le livret (même en traduction) et non un synopsis. Maintenant, sur cet envoi... moi aussi ça m'a frappé, mais dans le sens inverse: la modulation majeure, les cordes tourbillonnant en pianissimo, c'est vraiment «Tchaïkovski tel que j'y résiste» (mais je crois qu'on en vient à la question suivante:)

Ah oui, avec un synopsis, ça explique très bien certaines choses : il y a des moments où le détail est éventuellement dispensable, mais la ballade de Tomski, le serment de Herman, l'arioso de Lisa, ce sont des moments où il n'est pas possible de se passer du texte. Ça change tout, comme écouter les confessions de Wotan avec résumé ou avec le texte sur les genoux.

En l'occurrence, je suis tout à fait en désaccord : je n'ai jamais entendu ça chez Tchaïkovski, c'est justement très différent, un peu hors sol… L'arioso est relativement traditionnel, mais l'étrange duo avec Macha, déjà parcouru du thème d'introduction, puis cet envoi formidable, qui commence en volutes mineures, dans la tonalité de l'arioso, et finit par éclater brutalement, c'est assez inhabituel. Surtout, l'écriture mélodique pour la chanteuse est très inhabituelle, très tendue, avec de grands sauts d'intervalle, on dirait vraiment qu'il a mangé du Wagner (la grâce en plus, évidemment Mr. Green ). Les accents tombent très bien sur la prosodie, mais se décalent dans la mesure à trois temps, c'est assez étrangement articulé. Et, vraiment, le rapport au texte est assez bouleversant dans ce passage, il faut suivre précisément, c'est très court, il n'y a pas beaucoup de vocabulaire ni de grandes phrases de toute façon.


… pour les recommandations complémentaires sur d'autres opéras, j'ai répondu dans le bon fil :
https://classik.forumactif.com/t429p50-les-operas-russes#986203 .
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptyJeu 22 Sep 2022 - 22:51

¶ Tchaïkovski, La Dame de Pique (traduction française de pseudo-Michel Delines).
→ Tout le second tableau de l’acte I, à l’exception des chansons initiales. Succession de moments incroyables, parmi les plus beaux de tout Tchaïkovski… rien que le court dialogue récitatif avec Macha est un sommet de poésie, puis l’arioso qui débouche sur l’hymne à la nuit (le sommet de tous les opéras de Tchaïkovski, pour moi), l’entrée d’Hermann, ses airs successifs, les épanchements d’une passion submersive dans les interludes orchestraux, le motif de la Comtesse qui mute devant nous…
→ Grand arioso de Lisa sur le pont. Merveille aussi. (c’était une relecture)
→ Air de Yeletski, plus subtil qu’il ne me semblait.
→ Tchaïkovski écrit une musique assez folle, sans cesse des sorties de route par rapport à la gamme attendue… ça paraît toujours très évident à l’écoute, mais rien n’est plus erroné que de le décrire comme un faiseur de sirop un peu complaisant… musique d’une richesse étourdissante. (Et, là aussi, pas facile à jouer.)
→ Autant le récitatif qui précède la ballade de Tomski est assez parfait (si bien que je l’avais conservé pour ma traduction : http://operacritiques.free.fr/css/index.php?2011/07/20/1785-la-dame-de-pique-ballade-du-comte-tomski-en-francais ), autant le reste de la traduction, en prose bien plate, reprenant des formules figées assez peu passionnantes… ne me convainc guère. On est, là encore, bien en deçà de l’original.
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MessageSujet: Re: Tchaïkovski — La Dame de Pique   Tchaïkovski — La Dame de Pique EmptySam 24 Sep 2022 - 13:20

¶ Tchaïkovski, La Dame de Pique (traduction française de pseudo-Michel Delines).
→ Scène de l’orage (final du I). Absolument diabolique à jouer, digne des grandes études, mais des figuralismes d’orage absolument extraordinaires, une insolence permanente qui magnifient au delà du seul verbe ce moment d’exaltation et de défi… Du romantisme au cube, dans ce qu’il a de plus élancé et sophistiqué à la fois. Une des très, très grandes scènes dramatiques de la littérature lyrique mondiale.
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