Au programme, les jeunes musiciens de l'Académie (Lise Martel, Mars Desjardins, Mirabelle Le Thomas, Tatjana Uhde) encadrés par Christine Lagniel (pianiste dans l'Orchestre de l'Opéra), pour un programme entièrement consacré à la musique de chambre Frank Bridge :
¶ Quatuor n°2 (1915) ;
¶ Sonate violon-piano (1932) ;
¶ Trio n°2 (1929).
Avec, interpolés, des poèmes de Dylan Thomas Adrian Henri et Hilda Doolittle, lus en anglais par Catherine Marcangeli.
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Tout commence avec une trouvaille comme seul l'ONP sait en faire : comme il n'y a pas de surtitrage dans cette salle (vous savez, la fameuse salle modulable est occupée par le Grand Palais Éphémère, on s'en sert enfin, et pour ne surtout pas y mettre de musique…), « la traduction figure dans le programme ». Le quatuor s'installe, lumière intense, on se dit que ça va fonctionner. C'est le tour de la comédienne, lumières baissées, obscurité quasi complète.
Donc il a fallu être très attentif, mais clairement, de la poésie anglaise du XXe, parfois aphoristique, sans préparation… j'ai compris tous les mots mais je n'ai pas compris tous les sens…
C'est un peu le même problème pour ce programme : une musique très sophistiquée (le Quatuor est dans la parenté de Debussy et Ravel, les mélodies marquantes en moins !), difficile d'accès, encaisser trois œuvres aussi denses, c'était difficile, même pour les auditeurs aguerris que nous étions. Il aurait fallu distribuer les partitions à l'entrée… Ou mieux, simplement jouer le Trio entrecoupé des Poèmes, et puis ajouter une petite pièce décorative de son catalogue ou d'un autre, ça aurait été beaucoup plus satisfaisant pour le public.
Ensuite, je me doute que le but de l'opération était de proposer aux jeunes musiciens le défi de monter en peu de temps un programme extrêmement difficile (aussi bien techniquement que dans sa dimension stylistique), qu'ils n'aient jamais travaillé auparavant, et l'objet que nous voyons est probablement le résultat de ce défi. (Il aurait été intéressant de le formuler en début de concert.)
Je trouve le principe du concert monographie d'un compositeur peu joué (voire assez inconnu en France, pour ce qui est du Bridge chambriste…) très stimulant, mais même moi, j'étais un peu arrivé à satiété.
Par ailleurs les jeunes musiciens, souverains techniquement (quel violon II charismatique, Lise Martel !), paraissent jouer de façon assez standardisée (le petit vibrato systématique à la fin de chaque phrase), on sentait le peu de familiarité avec le style. Évidemment, des spécialistes auraient sans doute mis en valeur différemment ces œuvres touffues.
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Le Quatuor n°2 m'a peu passionné, manquant des saillances qui rendent ceux de Debussy et Ravel accessibles.
La Sonate violon-piano, vraiment difficile, était très intéressante, avec son violon lyrique (mais abstrait) posé sur une partie de piano défragmentée
alla Berg. Le mouvement lent, avec son piano uniquement dans l'aigu, est très atypique et réussi.
Mais la grande claque, ce fut le Trio n°2, où le piano cabossé (façon adagio de la Sonate de Barber) semble évoluer indépendamment des deux cordes, tout en jetant des arpèges irréguliers qui fournissent progressivement les thèmes repris par les cordes. Fascinante construction, œuvre étrange et presque aride, mais d'une beauté intérieure, d'une hauteur de pensée remarquables.
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Il faut dire que
Christine Lagniel, au piano, était absolument monstrueuse : dans ce programme d'une difficulté gigantesque (et où rien ne pouvait être lu au hasard, il fallait vraiment travailler en amont pour comprendre toutes ces harmonies sinueuses et ces enchaînements contre-intuitifs, ajouté à des dispositions digitalement très exigeantes !), elle ne ménage pas une dureté, le timbre demeure toujours maîtrisé, la direction claire… on sent tellement qu'elle comprend où cela va, et qu'elle nous y mène en dépit de tous les soubresauts, de toutes les bifurcations…
J'ai tout simplement rarement entendu une pianiste de ce niveau, qui plane à ce point au-dessus de l'œuvre comme le meilleur virtuose, mais aussi avec la même intimité que si elle l'avait écrite. Je courrai l'entendre jouer n'importe quoi. (Du très rare très difficile si c'est possible.)