• Carmen-Suite¹. Anna Karénine, musique romantique²Guennadi Rojdestvenski / Cordes et Percussions de l’Orchestre du Théâtre du Bolchoï, Moscou¹. Evgueni Svetlanov / Orchestre Symphonique d’URSS²
Moscou, 1967¹; II.1979²
Melodiya / BMG «Authorized Shchedrin»Grosse réévaluation de la
Carmen-Suite. J’ai en effet été totalement électrisé par cette nouvelle écoute.
Il est très vraisemblable que ça vienne en grande partie de l’interprétation: ici, la captation est très frontale et chaleureuse, le spectre très plein, très coloré et les cordes bien typées (alors que chez Pletnev les percussions sonnent très rond, comme ouatées par des cordes aussi soyeuses qu’envahissantes, et chez Kuchar, tout sonne très malingre et uniformément pâle), et surtout Rojdé dirige ça de façon très animée et contrastée (alors que Pletnev et Kuchar sont franchement indolents.) Du coup, on perçoit beaucoup mieux les singularités de l’œuvre:
1. Si l’on a le plaisir de retrouver les thèmes de Bizet, le traitement de Chtchédrine est très respectueux (aucune distorsion ironique - ce n’est pas du tout Chosta citant l’ouverture de
Guillaume Tell) mais ne se contente pas d’une sorte de suite de tubes en réduction: le matériau y est retravaillé et réorganisé suivant une logique narrative et dramatique propre, et très intense;
2. Le rendu du détail des timbres et des textures des percussions (le grain est vraiment formidable) permet de sentir l’extraordinaire maîtrise de l’écriture de Chtchédrine pour ces pupitres. Peu d’œuvres permettent d’entendre à ce point toutes les ressources de ces intruments, qui sont ici mobilisés pour produire des alliages de couleurs et des atmosphères harmoniques d’une incroyable richesse, et même pour déployer un discours mélodique singulièrement vivant et articulé.
Donc vraiment une redécouverte enthousiaste!
J’ai aussi bien aimé
Anna Karénine, même si le langage, très soviétique m’y a semblé plus convenu. Il n’empêche que, même dans ce cadre classiquement «post-chostakovien», Chtchédrine m’a paru se distinguer par certaines qualités qui lui sont indiscutablement propres.
D’abord, son efficacité narrative et dramatique: dans cette musique de ballet, Chtchédrine manifeste un art assez remarquable dans la gestion en continu d’un flux où la tension ne retombe jamais (par une certaine façon de retenir les effets de tension/détente, une utilisation assez frappante des rappels thématiques et des effets cycliques...), avec en particulier une manière tout à fait singulière de faire progresser le récit en accumulant continûment la tension jusqu’à des culminations qui ne ressemblent pas à des climaxes tonitruants, mais plutôt à de très beaux moments suspendus qui produisent un effet «œil du cyclone» (j’avais d’ailleurs déjà remarqué cette propension dans son opéra
Le Voyageur ensorcelé.)
D’autre part, d’une manière qui touche plus directement à l’écriture musicale, j’ai eu l’impression que Chtchédrine réalisait une sorte de «re-tchaïkovskisation» du langage chostakovien.
C’est d’abord manifeste dans l’écriture mélodique: la syntaxe de Chtchédrine est bien cette tonalité cabossée aux harmonies grinçantes; mais, s’il sait l’utiliser ponctuellement pour créer des moments poisseux et évasifs (l’incipit, par exemple), il parvient aussi à la plier à une expression mélodique beaucoup plus franche et effusive, tantôt lyrique, tantôt conflictuelle (le sous-titre de l’œuvre est d’ailleurs «musique romantique») - et pour le coup assez éloignée des «mélodies déceptives», à l’expression déprimée ou sarcastique.
C’est au moins aussi sensible dans l’orchestration: à la différence de Chostakovitch, qui procède souvent par grands aplats gris sur lesquels se détachent des solos toujours un peu semblables (caisse claire, violon crincrinant, vents nasillards...) et de grands tutti un peu opaques, Chtchédrine utilise de manière beaucoup plus variée tout l’empan des ressources de l’orchestre, avec une façon assez typiquement tchaikovskienne de «tuiler» des boucles mélodiques solistes aux timbres très variés, de créer des arrière-plans aux textures différenciées et stratifiés qui font ressortir les contrechants, et plus globalement d’exalter le matériau thématique en le faisant circuler entre des pupitres aux timbres très individualisés.
Je ne connais pas d’autres versions de cette œuvre, mais il paraît évident que la manière expansive et directe de Svetlanov (sans doute accentuée par l’atmosphère du live) rend justice à l’espèce de romantisme renouvelé de l’écriture de Chtchédrine. Et même si cette musique n’est pas de celles qui me parlent le plus immédiatement, je dois dire que j’ai écouté cette œuvre avec un intérêt constant.