Un récital, c'est la rencontre entre un interprète et des oeuvres, mais aussi la rencontre de ces oeuvres entre elles. Quand ce croisement d'interactions stimule le musicien, que celui-ci réussit à épouser la totalité de son programme, à le modeler dans un même style, à le sculpter dans un même son, à l'instiller dans un même souffle, alors la soirée est réussie !
Pour cette raison, le répertoire pianistique, où les intermédiaires entre l'interprète et l'oeuvre sont réduits à la plus simple expression de l'instrument, ne me touche jamais autant que dans le cadre d'un récital. Les anthologies et les intégrales sont souvent d'inspiration inégale, les disques enregistrés en studio cherchent trop rarement à rassembler un large éventail de styles et d'influences... Mais quand un pianiste en grande forme se jette à corps perdu, le temps d'une soirée, dans un programme excitant son imagination, le public n'en revient pas, l'auditeur du disque qui en a été tiré, si par miracle des micros se trouvaient dans la salle pour capter ces rares moments, non plus. De tels enregistrements me font à la fois envier ceux qui ont eu le privilège d'assister à cette soirée "en vrai", et exulter à l'idée de pouvoir réentendre, autant que je le veux, ces quelques moments pris sur le vif, volés à l'Histoire.
Je voulais savoir si, comme moi, vous préférez entendre vos pianistes favoris en
live et si, comme moi, les captations brutes de certaines de leurs heures de gloire scéniques comptent parmi vos disques de chevet.
Deux récitals me viennent spontanément à l'esprit, édités dans la même collection, et enregistrés dans la même salle.

Pour ses premiers pas sur la scène de Carnegie Hall, en 1960, Richter choisit un programme plutôt varié, surtout en première partie. La sonate n. 60 de Haydn, quelque peu rugueuse, semble surtout là pour mettre en train les doigts, avant le déclenchement des hostilités : une ballade et un scherzo de Chopin, des préludes de Rachmaninov, Jeux d'eau et la Vallée des Cloches de Ravel... la virtuosité est au rendez-vous, mais sans aucune ostentation. C'est au contraire le chant et la musicalité qui diffusent leurs charmes et leurs mystères tout au long de la première partie.
Après l'entracte, place à Prokofiev et à sa sixième sonate. Âpre, sanguin, effervescent, Richter n'esquive rien des chausse-trappes qui émaillent la partition, tout en maîtrisant les audaces de son langage et de ses structures comme s'il s'agissait d'une sonate de Scarlatti. En bis, quelques Visions Fugitives égrènent la suite de cet hommage à Prokofiev, et en bonus, on peut entendre de magnifiques Chopin issus d'un récital donné quelques jours plus tard, à Newark.

Quinze ans plus tard, c'est pour un des retours de Vladimir Horowitz (à moins qu'il ne s'agisse d'un adieu?) que se presse le public New-yorkais. Conformément à ses habitudes, Horowitz prend le temps qu'il faut pour s'échauffer ; ce soir-là, le Blumenstück op.19, attendri, enfantin, presque sirupeux, lui suffit. Le "Concert sans orchestre", avec ses sautes d'humeur, ses emportements, et son "Prestissimo possibile" qui n'a jamais été aussi scrupuleusement respecté, trouve ici une interprétation inoubliable.
Après une première partie intégralement consacrée à Schumann, une succession de pièces plus brèves, piochées chez Rachmaninov, Liszt et Chopin, n'ont aucun mal à attiser un peu plus l'excitation d'un public conquis et d'un pianiste hors de lui - mais pourtant bien chez lui dans ce déversement de virtuosité. Des bis horowitziens (Träumerei des Kinderszenen, Etincelles de Moszkowski, etc.), et un très grand disque.
J'en oublie sûrement d'autres, qui valent tout autant la peine d'être cités... c'est à vous