Un très, très beau récital.
J'ai personnellement été très sensible à la conception même de ce «salon Alma Mahler»; sans donner dans le fastidieux «concert-concept», les deux musiciennes avaient manifestement à cœur de faire partager au public l'intérêt qu'elles ont éprouvé à le construire et à le préparer: lecture de quelques extraits du journal d'Alma Mahler et de la correspondance des futurs époux Mahler par la cantatrice, quelques mots d'explication, exemples musicaux à l'appui, de la pianiste sur les logiques musicales à l'œuvre dans les pièces pour piano solo (les figuralismes des Zemlinsky, le rôle centrale des intervalles de tierce et de sixte dans l'op. 119 de Brahms.) Éclairages simples (et belle lecture sobrement expressive d'Armelle Khourdoïan) qui, sans surcharge didactique, permettaient de brosser un arrière-plan significatif, et de créer une atmosphère de convivialité sobre et de bon aloi, bien adaptée au cadre du concert.
Musicalement, c'est peu de dire que la personnalité d'Alma Mahler ressortait avec un éclat tout particulier. Il est vrai que le concert était encadré par deux sommets de sa mince production -
Kennst du meine Nächte et
Leise weht ein erstes Blühn. Mais, intrinsèquement, la singularité de ces œuvres est particulièrement éclatante, et fait vraiment de la compositrice une des plus hautes figures du lied postromantique et «décadent»: le style musical d'Alma Mahler se caractérise en effet par une grande audace harmonique, un art des écarts harmoniques qui pourrait faire penser à Hugo Wolf - à cette différence près que les «sorties de route» de l'écriture d'Alma Mahler viennent en fait seconder une écriture vocale extrêmement expressive (avec un sens très aigu de la phrase) là où celles d'Hugo Wolf viennent plutôt construire une sorte de déclamation au mieux étrange, au pire abstruse, mais toujours expressivement contre-intuitives.
Face à ces quatre lieder singulièrement riches, les lieder de jeunesse de Mahler retenus ici semblent bien davantage creuser des effets expressifs (parfois assez forcés) et un langage harmonique finalement assez traditionnels - seuls les décalages, les frottements et les sauts d'
Ablösung im Sommer (matrice thématique du troisième mouvement de la 3ᵉ Symphonie - et redonné en bis) semblaient aussi avancés dans leur langage que les lieder d'Alma Mahler. Quant au Brahms des lieder (qui ne sont pas forcément le plus marquant ni le plus abouti de sa production), il apparaissait ici singulièrement
d'une autre époque (prévisiblement le gentil
Wiegenlied, mais même des lieder plus aboutis comme
Wir wandelten, wir zwei zusammen.)
Les deux œuvres pour piano seul ont été deux points forts du programme. Les 4
Klavierstücke op. 119 de Brahms sont à mes yeux un des sommets de la littérature pour piano, et une des plus belles illustrations du romantisme musical tardif - ou comment un art maîtrisé de la dissonance creuse la veine mélodique la plus lyrique qui soit pour produire des atmosphères sonores d'une magnifique poésie. Moins attendues, les 4 Fantaisies sur des poèmes de Richard Dehmel, de Zemlinsky, sont une œuvre qui mérite assurément d'être connue: on est ici de plein-pied dans le post-romantisme avec une écriture richement chromatique, au lignes foisonnantes chargées de figuralismes évocateurs mais d'un élan lumineux.
L'interprétation de ces deux œuvres était magnifique, bénéficiant à la fois de la musicalité subtile et de la belle clarté du jeu d'
Edna Stern (dont
xoph a décidément toutes les raisons de chanter les louanges) et des magnifiques sonorités du Érard de 1891 - une sonorité un peu patinée, d'une grande richesse de coloris, et en même temps permettant une belle diversité de textures (avec une frappe presque pianofortisante qui s'ouvrent magnifiquement sur un son vibrant et chaleureux avec la pédale.)
J'ai également été très frappé par l'art de la soprano
Armelle Khourdoïan (toute jeune mais déjà à la tête d'un beau répertoire.) Un beau timbre naturellement sombre, un sens remarquable du mot et de l'expression(y compris dans un sens «scénique»: grande mobilité expressive du visage, des regards, des gestes - si on y ajoute ses qualités de lectrice, c'est quelqu'un qui pourrait offrir de très, très belles incarnations à l'opéra), une voix remarquablement focalisée et surtout une intelligence assez remarquable des procédés d'émission (notamment l'utilisation des résonateurs faciaux, des semi-occlusions, dentales ou labiales et des variations de projection et de couverture) qui lui permettent une grande variété d'effets vocaux mis au service d'une articulation signifiante du texte.
Vraiment une très belle après-midi musicale, qui donnait le sentiment de gagner en intelligence des œuvres entendues.
(À quoi s'ajoutait encore le plaisir de la partager avec la plus sympathique connaisseuse de lied décadent de ce forum.
)