Autour de la musique classique

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 Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle

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DavidLeMarrec
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MessageSujet: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyLun 18 Juil 2022 - 9:12

Comme on parle de Pejačević en playlist, ouvrons un fil.

Deux mots de présentation : issue d'une famille noble, sa mère était chanteuse et pianiste – il est difficile, jusqu'à une date récente, d'être compositrice si l'on ne bénéficie pas d'un contexte favorable, aussi bien pour la subsistance que pour l'acceptation sociale. La première compositrice du XIXe à vivre de ses concerts (et non de l'enseignement, des revenus du mari ou autres sources) était Emilie Mayer, donc on parle plutôt des années 1880, l'époque de la naissance de Pejačević.

Disparue jeune, en donnant naissance à son premier enfant.

Un vrai succès de son vivant, des tournées à Budapest et Vienne (où fut créée la symphonie), avant de tomber dans l'oubli dans les années trente. Une biographe lui a redonné vie ces dernières années, CPO lui a consacré tout un cycle (symphonie, lieder, musique de chambre, piano), il existe pas mal d'enregistrements du legs pour piano. C'est l'une des compositrices importantes pour la Croatie, de la génération qui s'étend de Hatze (né en 1879) à Gotovac (1895), les deux grands compositeurs d'opéra du patrimoine croate.

Malgré quelques emprunts à des thèmes folkloriques (dans les mouvements extrêmes de la Seconde Sonate violon-piano, dite « slave »), son langage est globalement très marqué par l'influence allemande : musique pure façon Brahms pour la musique de chambre, avec une veine mélodique plus évidente et généreuse – un peu le Brahms des épanchements, tout le temps ! Je suis en particulier impressionné par la façon, par exemple dans la Sonate susmentionnée ou le Quintette, de systématiquement superposer des mélodies assez belles pour faire des thèmes… ça n'arrête jamais, et on en a des différentes simultanément au piano et aux cordes, c'est assez impressionnant en termes d'intensité d'inspiration (et d'écoute).

Pour le piano, on entend, sur un substrat romantique peut-être plus slave, tantôt Chopin, tantôt Debussy, avec des dominantes qui peuvent vraiment varier d'une œuvre à l'autre.
Ce sont finalement les lieder qui sont les plus comparables à ce qui se compose alors dans les pays germaniques, plus crépusculaires et décadents (quoique discrètement).

On considère que Pejačević participe à la professionnalisation (ou en tout cas à l'atteinte de standards internationaux) en termes de composition musicale en Croatie, mais sa musique reste cependant assez accessible en termes de technique : les parties de piano sont tout à fait jouables par des amateurs (c'est nettement plus facile que du Mendelssohn ou du Brahms, clairement, j'ai testé les trois sur mon piano hier…). De même pour la compréhension des harmonies ou du contrepoint, ça ne bifurque ou profuse pas comme du Richard Strauss !
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DavidLeMarrec
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyLun 18 Juil 2022 - 9:14

À propos des deux autres grands Croates : on trouve Ero le farceur de Gotovac facilement au disque, chez CPO, et en vidéo – capté par Operavision –, mais je trouve Adel i Mara de Hatze plus original et ambitieux, quoique les deux soient encore tout à fait romantiques. J'y entends des harmonies orientalisantes, tziganes peut-être, sur une prosodie russisante. On entend passer beaucoup de belles parentés dans cette musique, le romantisme généreux des scènes polovstiennes du Prince Igor de Borodine, le lyrisme nordique post-Vaisseau fantôme (façon Thora på Rimol de Borgstrøm), et même les grosses doublures de cordes pucciniennes (en l'occurrence très réussies). Un mélange très avenant et accessible, mais nullement vulgaire, vraiment abouti (et très accessible). On en trouve une belle version de concert sur YT : https://www.youtube.com/watch?v=UFuVe1mWI-w .
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyLun 18 Juil 2022 - 9:18

Benedictus a écrit:
• Dora Pejačević:
Sakari Oramo / BBC Symphony Orchestra
Croydon, XII.2021
Chandos


Belle symphonie généreuse, sans être non plus particulièrement marquante.

On est la frontière du romantisme tardif et du postromantisme mainstream: l’œuvre date de 1916-17 mais on pense plutôt à des symphonies de Brahms (pour la forme), enrichies (avec modération) par une expansivité entre le jeune Strauss et le Mahler de Titan (pour l’harmonie et l’orchestration); quelque chose du Weingartner en plus élancé et chatoyant mais en peut-être encore plus stable harmoniquement.

Contre toute attente, aucune couleur slave ou balkanique ne m’a paru ici perceptible - vraiment un univers sonore très austro-allemand (bizarrement, j'ai aussi senti, très ponctuellement, des accents vaguement anglo-impressionnisto-sibéliens - mais ça, c’est peut-être le fait de l’interprétation, il faudrait que j’écoute Rasilainen / Rhénanie-Palatinat pour être sûr.)

Tu as bien senti tout ça. Effectivement la version Oramo est à la fois plus fondue et plus claire, la version CPO a quelque chose de plus décadent dans son traitement. Au demeurant, oui, tu as très bien décrit, on est dans un romantisme encore bien formel, enrichi de couleurs plus tardives çà et là.

Inutile de chercher de la couleur locale ici (s'il y a des thèmes fokloriques, j'en doute, mais ils ne sont clairement pas mis en avant comme tels !), le modèle est clairement à chercher du côté de Vienne, qui était de toute façon le phare musical de la région…


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DavidLeMarrec
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyLun 18 Juil 2022 - 9:27

Et pour (vous) achever, la discographie : 

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Pejačević – Symphonie en fa#m, Fantaisie concertante (pour piano) – Volker Banfiel, Orchestre d’État de la Rhénanie-Palatinat, Rasilainen (CPO) I love youI love you
→ Très belle symphonie d’un postromantisme tardif ; consonantes, mais luxuriante et intense.

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(nouveauté)
Dora Pejačević – Concerto pour piano, Symphonie en F#m – Donohue, BBCSO, Oramo (Chandos 2022) I love youI love you
→ Concerto pour piano post-brahmsien assez traditionnel, bien fait, sans nouveauté fondamentale. La Symphonie en revanche (déjà remarquablement gravée par CPO) est un bijou un tout petit peu plus décadent, qui évoque assez l’univers sonore d’Eugen d’Albert. Grande forme et grandes idées (notamment mélodiques), vraiment à connaître.


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Pejačević – Quatuor piano-cordes, Quatuor à cordes, Quintette piano-cordes – Sine Nomine SQ, Triendl (CPO) I love youI love youI love you
→ Comme ce quatuor relève du meilleur Schumann !  Et le Quintette d'un Brahms tellement plus prodigue en mélodie !
→ Chez Pejačević, la mélodie est sans cesse présente, et même en général simultanément plusieurs mélodies au piano et aux cordes… ça n'arrête jamais, ni la succession des mélodies inspirées, ni les événements simultanés. D'une très grande richesse, malgré le langage très rétro – encore pleinement romantique alors qu'on est à la fin des les années 1910, mais ce décalage temporel n'est pas anormal dans les régions excentrées des grands pôles musicaux, et souvent accentués par l'éducation des femmes.
→ Harmonies sobres et riches, mélodies simultanées, beautés ininterrompues, pas de réitération sans mutation (le scherzo du Quintette a la complexité d'une forme-sonate)… on termine aussi essoré après le seul quintette que si l'on sortait des Maîtres-Chanteurs !
→ Très grandes œuvres, en particulier celles avec piano. (Ne manquez pas non plus les deux versions discographiques de la Symphonie en fa dièse mineur.)


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Pejačević – Trio piano-cordes, Sonate violoncelle-piano – Bielow, Poltéra, Triendl (CPO) I love youI love you
→ La Sonate violoncelle-piano est d’une qualité mélodique et d’un élan constant assez remarquables. (Et Poltéra y est absolument fabuleux.) Pas son œuvre la plus complexe, mais immédiatement et durablement séduisante en tout cas. 
→ Toujours pas totalement passionné par le Trio, très beau romantisme qui n’a pas les mêmes saillances.

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Pejačević – Sonates violon-piano – Bielow, Triendl (CPO) I love youI love youI love you
→ Générosité mélodique, jolies évolutions harmoniques, simultanéité de thématiques distinctes aux deux instruments… chefs-d’œuvre. (Tout le final entrelace et superpose deux mélodies émanant de la même matrice !)
→ Là aussi, artistes extraordinaires : la beauté, la perfection du violon de Bielow… mais aux inflexions très variées et expressives.  

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Pejačević – Lieder, Sonate violon-piano n°1 en ré – Markotić, Gašparović (Croatia Records)
→ Le lied de Pejačević regarde aussi vers le passé (de Schubert à R. Strauss), et me touche beaucoup moins je dois dire. 
→ Par aileurs la voix large et un peu vieillissante n’est pas très avenante pour du répertoire de chambre, et la prise de son pas toujours flatteuse.

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Pejačević – Lieder – Danz, Garben (CPO 2009)
→ Tout cela est bien écrit dans son genre postbrahmsien. Pas très marquant pour moi, quoique bien sûr très bien chanté par Danz !


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Pejačević – Quintette piano-cordes & œuvres pour piano : La Vie des Fleurs, Intermezzi, Fantaisies – Ida Gamulin (Croatia Records 2014) I love you
→ Beau son de… pianoforte, particulièrement réussi dans les œuvres pour piano seul.




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Pejačević – Intégrale pour piano – Nataša Veljković (CPO) I love you
→ Beau corpus, où l’on entend affleurer tantôt Chopin, tantôt Debussy (dans les Nocturnes). Se distinguent en particulier la Sonate en sibm, plus ambitieuse, les deux Esquisses (Klavierskizzen), beaucoup plus sophistiquées, le très beau Menuet et bien sûr l’Impromptu dont le lyrisme intense a trouvé son expression dans son adaptation pour quatuor avec piano. Et c’est vraiment très bien joué. 
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Benedictus
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyLun 18 Juil 2022 - 11:35

DavidLeMarrec a écrit:
La Symphonie en revanche (déjà remarquablement gravée par CPO) est un bijou un tout petit peu plus décadent, qui évoque assez l’univers sonore d’Eugen d’Albert. Grande forme et grandes idées (notamment mélodiques), vraiment à connaître.
Ah oui, je n'y avais pas pensé, mais effectivement la parenté avec d'Albert est beaucoup plus judicieuse que mon parallèle avec Weingartner (c'est en effet plus élancé et coloré, moins formaliste et plus mélodique-consonnant.)

Bien noté pour la musique de chambre. Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle 3641590030
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyLun 18 Juil 2022 - 12:45

Benedictus a écrit:
DavidLeMarrec a écrit:
La Symphonie en revanche (déjà remarquablement gravée par CPO) est un bijou un tout petit peu plus décadent, qui évoque assez l’univers sonore d’Eugen d’Albert. Grande forme et grandes idées (notamment mélodiques), vraiment à connaître.
Ah oui, je n'y avais pas pensé, mais effectivement la parenté avec d'Albert est beaucoup plus judicieuse que mon parallèle avec Weingartner (c'est en effet plus élancé et coloré, moins formaliste et plus mélodique-consonnant.)

Bien noté pour la musique de chambre. Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle 3641590030

A priori, à part certains lieder avec violon, plus « avancés », ce doit assez peu être pour toi. La symphonie, possiblement davantage dans la version CPO, mais ce n'est clairement pas vers elle que je t'aurais dirigé !
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyMar 19 Juil 2022 - 9:19

Suite aux posts de David, quelques (ré)écoutes de mon côté :

- je connaissais déjà le quintette, qui avait été mis dans un Blind Test (de Mélo ?) il y a déjà quelque temps, oeuvre sympathique mais qui lasse quand même assez vite à mon goût. Puisque tu le citais, je trouve qu'on est quand même très loin en termes de qualité et de profondeur du modèle brahmsien (mais bon, le quintette avec piano de Brahms est certainement sur le podium de mes oeuvres de musique de chambre favorites, toutes périodes confondues, donc la comparaison est rude !).

- les oeuvres pour violon et piano sont par contre une excellente découverte, c'est effectivement très frais et mélodique, ça s'écoute tout seul. Probablement ce que j'ai préféré sur les trois CD écoutés.

- je ne connaissais pas non plus concerto et symphonie, le concerto est assez anecdotique mais la symphonie, qui n'invente absolument rien, a suffisamment de tenue pour convaincre un fan des oeuvres de la période comme moi.
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MessageSujet: Re: Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle   Dora Pejačević (1885-1923) et les Croates du XXe siècle EmptyMer 20 Juil 2022 - 3:25

Merci pour ces réponses Roupoil ! Very Happy

Avec un peu de controverse en sus, chic ! bounce

Je cherchais moins à comparer à Brahms qu'à situer la lignée esthétique dans laquelle elle s'inscrit. Le propos est plus ouvertement mélodique, et en permanence, là où Brahms est souvent dans les essais de pure forme (qui ont parfois, musicalement, moins de séduction, quand il passe des mesures et des mesures à tricoter son rythme de transition en décalant de petits détails).
D'une certaine façon, Brahms a un côté Boulez, il peut plaire instinctivement, mais rares doivent être ceux qui le comprennent tout à fait, il écrit une sorte de musique pour musiciens ; les beautés immédiates existent cependant chez lui (le scherzo du Quintette, quelle tuerie !), mais il y a aussi toute cette part abstraite (quand on veut jouer sa musique de chambre ou ses symphonies, il y a toujours un moment où ça devient de la pure exploration, comme détaché de toute relation à l'auditeur), qui semble assez étrangère à Pejačević, c'est vrai.

Je suis d'accord pour le Concerto, joli mais sans relief particulier.

Je te trouve en revanche réducteur pour les œuvres pour violon (en tout cas les sonates, et particulièrement la seconde en sibm) : ce n'est pas que joliment mélodique, il y a du contrepoints partout, de jolis emprunts discrets (façon Dubois, ça ne paraît pas spontanément sophistiqué, mais il y a toujours la petite coquetterie, le petit effet pile au bon endroit, avec une économie admirable).
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