Écouté en même temps qu’
Eusèbe, qui en a parlé le premier en Playlist:
• version originale pour orchestre, Hob.XX:1A- Riccardo Minasi / Ensemble Resonanz
Hambourg, VII.2018
Harmonia Mundi - Eusèbe a écrit:
- Première fois que j'écoute cette oeuvre en version orchestrale. Mais dans cette version, cela me paraît bien gentil. Je reste sur ma faim en terme de couleurs et de timbres, d'aération orchestrale également. On doit pouvoir trouver mieux (j'imagine un Harnoncourt dernière manière la-dedans!)
Il se trouve que j’ai justement écouté aujourd’hui même cette version - et je dois m’avouer moi aussi très déçu: cette version est désespérément plate et insipide.
Il y a déjà probablement un problème d’interprétation qui vient de Minasi - très bon lorsqu’il s’agit de donner du relief (avec instruments anciens sur le mode «baroqueux qui claque») à des œuvres XVIIIᵉ essentiellement décoratives (très chouettes accompagnements d’anthologies de
seria et de concertos pour violon de Vivaldi), mais manifestement peu à son affaire pour exalter la dimension rhétorique et les climats doloristes de cette partition. Ici, en effet, on a affaire à des phrasés homogènes, plutôt courts mais sans vraies ruptures, du fait de dynamiques peu contrastées, de tempi excessivement réguliers et assez modérés - la musique coule de manière très égale vers les résolutions harmoniques attendues; l’expression est en effet
gentille et même parfois étonnamment
galante - on pense davantage à une anthologie de mouvements lents des symphonies de C.P.E. Bach qu’à des méditations pour un Vendredi Saint à Cadix.
L’autre problème vient à mon avis de l’ensemble (et peut-être de la captation.) L’Ensemble Resonanz est un de ces ensembles qui jouent «historiquement informé» sur instruments modernes, mais on a l’impression d’atteindre ici les limites du concept: certes en termes de mode de jeu, ce n’est jamais hors-style - mais on perd un peu sur les deux tableaux: ça sonne maigrelet par rapport à un orchestre tradi mais sans les contreparties en termes de timbres et de textures que peuvent offrir de vrais instruments anciens (des bassons, des cors et des timbales avec aussi peu de couleur et de grain dans Haydn, c’est très frustrant.) Et puis - serait-ce un problème de prise de son? - on a beau avoir aux cordes des attaques percussives et un jeu sans vibrato, le spectre sonore paraît, comme le soulignait
Eusèbe, étrangement bouché, avec une image homogène, sans étagement des plans et sans strates. Bref, on est assez loin du «meilleur des deux mondes.»
En fait, ce qu’on entend là illustre assez exactement les reproches que
David a l’habitude de faire à l’œuvre: «de grands et jolis aplats, pas très dramatiques ni très douloureux, à peine un peu sombres et voilés.» Et de fait, à entendre cette version, je me dis que cette description que je trouvais injuste correspond peut-être finalement à une vraie potentialité de la partition. C’est que, pour que cette musique ne soit pas que cela, il y faut vraiment des interprètes qui apportent beaucoup d’eux-mêmes - un sens plus prégnant de la rhétorique musicale, une manière de faire ressortir des tensions harmoniques sous-jacentes, des couleurs instrumentales plus typées... (Pour ça, en effet, Harnoncourt dernière manière aurait été idéal - mais il n’a gravé que la version oratorio...)
(Bon, j’aurais dû me méfier aussi: un disque qu’on trouve déjà d’occasion et aussi peu cher chez Gibert, alors que les exemplaires neufs sont encore au tarif «nouveauté»...) - greg skywalker a écrit:
- j'aime Brüggen dans cette oeuvre
Je ne connais pas la version Brüggen, mais j’imagine en effet qu’on doit au moins y trouver autrement plus généreux en couleurs instrumentales (les vents et les timbales de l’Orchestre du XVIIIᵉ Siècle sont généralement assez savoureux!)
Pour ma part, comme antidote au robinet d’eau tiède de Minasi / Resonanz, je recommanderais une version «baroqueuse radicale» et au contraire une version très, très tradi - que je pratique depuis de nombreuses années, mais qui à la réécoute, me touchent toujours autant:
- Rafael Taibo (lecteur), Jordi Savall / Le Concert des Nations
Somaglia, XII.1990
Astrée / AuvidisUne version très «verticale», qui insiste davantage sur les tensions harmoniques que sur leur résolution, avec des phrasés courts et tendus, toujours au bord de la rupture et du silence, des tempi et des dynamiques contrastés (avec des moments de quasi suspension et d’autres au contraire où le discours instrumental semble progresser de manière inéluctable), des sonorités âpres et maigres: on est ici dans une forme d’archaïsme et d’austérité, si ce n’est d’ascétisme; le tout ponctué par la lecture (en latin avec l’accent catalan) des versets des Évangiles illustrés par chacune des Sonates, ce qui confère à l’ensemble un fort climat de religiosité.
- Antoni Ros-Marbà / Orchestre de Chambre de Catalogne
Barcelone, XI & XII.1965
A. CharlinIci, on est au contraire frappé par l’ampleur du spectre sonore, la tonalité très sombre et la densité des timbres, avec une belle résonance d’église profonde et voilée (Notre-Dame de Pédrablès, en l’occurrence), des tempi retenus à l’extrême et de vastes contrastes de dynamique qui permettent d’accentuer les phrasés par des nuances d’agogique profondément creusées (et là aussi, quoique par de tout autres moyens, ça fait ressortir les tensions harmoniques davantage que leur résolution.) On est là totalement hors-style, mais on atteint à ce prix une forme de rhétorique à l’expressivité exacerbée quasi romantique et en même temps une impression de solennité processionnelle qui imprime sa poussée à toute l’œuvre. C’est joué comme du Bruckner-cathédrale, mais ces grands drapés noirs déploient un climat de dolorisme lancinant que je trouve totalement prenant.
Et, bizarrement, la prise de son assez limitée techniquement, quoique d’un beau relief, ne fait que renforcer pour moi l’attrait «hors-d’âge» de cette version.
(Apparemment, les chefs catalans ont des affinités avec cette œuvre.)