Viviane op. 5, Poème symphonique d'après la légende de la Table ronde (Juillet à septembre 1882, partition révisée en 1887)
Création le 31 mars 1883 par Colonne
Chausson assiste à la création de Parsifal "qui a eu lieu aujourd'hui à 4 heures" écrit-il à Madame de Rayssac, sa pieuse confidente [qu'on ne se méprenne pas] dès son retour dans son logement de Bayreuth ce vendredi 28 juillet 1882.
Viviane, un projet tout récent dont le premier thème est esquissé au cours de ce mois de juillet mais dont un autre est un emprunt majeur à un certain relevé qu'il fit en 1879 à Marseille, celui du chant d'une marchande des quatre saisons. Cet air deviendra le thème des chevaliers du Roi Arthur.
Il s'agit de sa première œuvre purement symphonique. Le choix de ce thème médiéval résulte sans doute des lectures faites du cycle arthurien à la bibliothèque du Luxembourg en 1875.
Pièce courte d'une douzaine de minutes, le plan en est très simple, l'argument plus encore.
Chausson note sur la partition:
- Viviane et Merlin dans la forêt de Brocéliande
- Scène d'amour
- Les envoyés du Roi Arthur parcourent la forêt à la recherche de l'Enchanteur. Il veut fuir et les rejoindre.
- Viviane endort Merlin et l'entoure d'aubépines en fleurs.
La brièveté de ce synopsis laisse beaucoup de liberté à l'auditeur. Cette musique est si évocatrice et si riche qu'il eut été dommage de la cloisonner étroitement dans les bornes d'un scénario que l'époque friande de romanesque aurait autorisé. On voit dans les esquisses et les brouillons de
Chausson qu'il divise ces parties de façon encore plus symbolique: "Forêt enchanteresse", "Phrase de Viviane", "Phrase de Merlin (plus passionné)", "Marche d'Arthus"...
Je sens un Merlin-
Chausson bien plus indécis que le texte ne le suggère, il se laisse bien facilement convaincre par les délices qui lui offre la fée.
L'impression générale laissée par cette œuvre est bien celle de la félicité amoureuse, pas celle du triomphe de la duplicité des femmes et de leur pouvoir érotique.
A noter, et c'est sans doute d'importance chez un
Chausson dont les élans du cœur et les tourments intérieurs qui le rongent imprègnent toujours sa musique dont c'est le principal matériau sans pour autant le déborder et n'en faire qu'un étalage pathétique ou impudique, à noter disais-je, que cette partition est dédicacée à "Mademoiselle Jeanne Escudier" qui deviendra bientôt sa femme. Viviane ne peut être un monstre ni une séductrice. On sent dans cette partition l'aboutissement d'une longue lutte interne contre un pessimisme et des inhibitions dont il triomphe et qui le tire hors de cette douleur dépressive et d'un abattement qui lui faisaient croire qu'il n'avait pas droit au bonheur comme en témoigne depuis très longtemps déjà sa correspondance.
C'est une œuvre lyrique, éminemment passionnée mais sans le sentimentalisme mièvre fin de siècle, d'une grande fluidité malgré ses wagnérismes atténués par une clarté, une grâce qui sent déjà l'impressionnisme et les développements futurs qu'en fera Debussy, et toujours ces, lignes mélodiques souples, dynamique malgré leur simplicité apparente. Il y a de l'invention ici et de la nouveauté. Bref, j'adore.
La Partition:http://imslp.org/wiki/Viviane,_Op.5_%28Chausson,_Ernest%29
Guide d'écoute:Viviane en ligne par Armin Jordan
1-Prélude [0'00 à 0'40]
Le temps semble suspendu dès qu'on approche des frondaisons de cette forêt immémoriale. Du mystère d'abord, en quantité, proche de la Mer à venir ou de quelque œuvre russe orchestrée par Ravel. Une longue montée de cordes avec sourdine sur une pédale de fa dans le sous-bois. Ça chromatise à chaque pas sur le sentier hésitant, ça ondoie dans une atmosphère tour à tour claire ou obscure le long d'un lent crescendo moussu avant de déboucher dans la clairière par une solide et ensoleillé accord parfait de fa M. C'est déjà magnifique, nous sommes chez les maîtres de l'espace et du Temps.
2- Viviane et Merlin dans la forêt de Brocéliande [0'40 à 2'10]Une once de tumulte, un coeur qui bat la timbale et le cor qui déploie un bel élan, la courbe simple d'un beau thème...
...repris et développé dans des tons plus inquiétant
[0'54] quand le vent passe dans les bois, puis dans les cordes des contrebasses
[0'58] toujours plus sombre. Ces cordes qui remontent vers la lumières en une belle succession d'une sixte mineure puis d'une quinte diminuée
[1'01 à 1'08], le tout prenant une allure wagnérienne. Les bois enchaînent sur le balancement apaisant du thème
[1'10 à 1'40], la lumière est plus forte, comme un espoir, quand l'orchestre, flûte et violon reprennent cette phrase, l'élèvent jusqu'aux cimes des chênes
[1'42]. Les violons sortent alors des buissons, déroulent le thème dans une atmosphère radieuse de tendresse partagée qui s'épanouit au grand jour. Tout l'art de
Chausson est de nous proposer la lenteur et la tension confondues dans ces vibrantes cordes. Le temps de reprendre son souffle [2'01] après la première étreinte la...
3- ...scène d'amour... [2'10 à 4'23]...peut débuter
[2'10] par le thème de l'Amour aux cordes graves.
Devenant de plus en plus sensuel et charnel au fur et à mesure que l'orchestre recrute ses pupitres pour abriter le couple. Le lyrisme reste cependant contenu et pudique, ce qui est très beau, par le pianissimo du deuxième triolet [2'37]. Le triolet est très souvent, chez
Chausson, fortement marqué d'un épanchement affectif, souvent lié à une note longue le précédant, manière de limiter tout débordement excessif.
Le violon solo vient encore dessiner ce moment plus tendre [3'00 à 3'20] amorti par un orchestre qui se fait presque debussyste avec ses bois aux sonorités liquidiennes
[3'20 à 4'00]. Puis c'est l'apaisement, le calme revenu dans la clairière.
4- Les envoyés du Roi Athur parcourent la forêt à la recherche de l'enchanteur. Il veut fuir et les rejoindre. [4'23 à 8'40]
Au loin, on entend la trompette des chevaliers de la Table ronde qui viennent rappeler Merlin à la cour du Roi[4'23]
Les cordes ne dessinent plus de courbes, elles sont figées, dans l'attente, elles trillent, anxieuses. Une dernière fois, presque à regret le thème de l'amour vient s'échouer aux pieds des amants.
[5'00 à 5'26]La trompette, plus proche mais toujours aussi froide, soutenue par des tremolos de contrebasse vient sonner la fin de cette scène au Venusberg. C'est le déchainement épique qui rappelle la Symphonie op. 20. Les deux thèmes s'entrecroisent et se combattent, le thème de l'amour subissant une sorte de morcellement, traité par petites celules. C'est la mer d'Armorique qui engloutit la forêt, l'Amour semble triompher momentanément
[6'52] mais Merlin est de plus en plus déchiré, il oppose à la trompette de brusques accords de cordes
[7'28 à 7'41], des fusées désespérées dans l'extrême aigu
[7'46 à 8'00] enfin de véritables lames à l'acmé de la tempête (très romantique ici) qui emportent le souvenir des chevalier
[8'10 à 8'30] La clairière se vide des derniers coups de timbales des envoyés d'Arthur.
5-Viviane endort Merlin et l'entoure d'aubépines en fleurs [8'40 à 11'53]Attente suspendue aux cordes aiguës, rappel de la trompette et formules chromatiques des bois font penser que l'affrontement laissera dans le coeur de Merlin quelque blessure secrète. Mais la beauté rayonnante de Viviane, l'enchantement du lieu où l'on aime
[8'19] suffit à plonger dans la félicité. Se déploie l'image du bonheur sous la formes de longues lignes mélodiques typiquement chaussoniennes qui s'entrecroisent aux violons et aux bois dans la plénitude du sentiment amoureux qui s'élargit progressivement avec des cordes sensuelles
[9'43], presque un mouvement de valse. Le cœur martèle la poitrine de Merlin
[10'30], le courant mélodique gémit piqué par un épine d'aubépine sur un ré bémol là ou le ré radieux était attendu
[10'44], juste retardé pour nous laisser dans la merveille de la dernière minute toute de tendresse et de bonheur assouvi, la paix est enfin revenue, le faune de Debussy pointe le bout de son nez et sourit au couple enlacé et endormi.
Allez dire que je suis une brute après ça.