Là aussi, personne pour en parler, alors…
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L'authenticité est devenue un argument de vente majeur pour la musique baroque, étendu désormais jusqu'aux œuvres du XXe siècle (la Mer, le Sacre sur instruments d'époque…). Or, l'authenticité est souvent un mirage, aussi bien pour les voix qu'on fantasme d'après des commentateurs ayant d'autres habitudes, et parfois bien peu de compétence, que pour les orchestres ; les chefs les plus honnêtes admettent d'ailleurs qu'il s'agit avant tout de
renouveler et de stimuler leur interprétation, une interprétation du XXIe siècle même si elle s'inspire de procédés lus dans les traités anciens.
Car, quand bien même on jouerait exactement de la même façon, dans les mêmes conditions, quand bien même on réincarnerait les musiciens de Lully ou Haendel pour leur faire rejouer exactement les moins inflexions de leur jeu (qu'on ne pourra jamais retrouver nous-mêmes, tant il s'agit de détails impossibles à retanscrire)… nous n'entendrions pas la même chose. Ne serait-ce que parce que dans l'intervalle, nous avons lu Proust, écouté Stravinski, conduit une voiture, eu l'habitude de réécouter par des disques… Nous ne pouvons pas ressentir les mêmes émotions, ni même percevoir la même chose — nous aimons souvent, dans le baroque, ce parfum de dépaysement qui était bien sûr absent à l'époque où l'on n'écoutait… que de la musique baroque.
1. Water Music & Royal Fireworks dans les effectifs d'époquePour ce concert du 21 février (et pour le disque paru chez Glossa il y a quelques années, de pair avec une série de concerts), Hervé Niquet avait pris le parti de s'inspirer des descriptions assez précises dont nous disposons.
=> Premier écueil : les conditions n'étaient évidemment
pas exactement les mêmes pour
Water Music et la
Music for the Royal Fireworks (sans parler du
Te Deum de Charpentier des
Concerti grossi de Haendel également au programme). Globalement, on s'est calé sur
Water Music, dont les trois suites constituaient une bonne moitié du programme.
L'effectif, prévu pour le plein air, est monumental : 24 violons, 8 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses, 24 hautbois, 12 bassons, 2 contrebassons, 8 trompettes, 8 cors, 3 timbaliers… Outre les permanents du Concert Spirituel, il a donc fallu appeler le ban et l'arrière-ban des anches doubles baroques de France, supplémentaires et même étudiants de haut niveau des conservatoires de Paris, Lyon, Boulogne, Orsay…
=> Deuxième écueil :
avec tout ce monde, l'articulation – et, très marginalement,
la justesse –
sont forcément affectées, moins précises en tout cas que ce qui fait la spécificité des ensembles sur instruments d'époque (avec leurs archets conçus pour l'attaque et non le
sostenuto).
Le facteur Olivier Cottet (qui joue dans le pupitre des bassons) a fabriqué pour l'occasion des hautbois de perce particulière (avec un trou simple pour le sol, ce qui conditionne le tempérament du fa dièse). Et on a mobilisé (fabriqué pour l'occasion aussi, je suppose ?) ces deux immenses contrebassons à l'ancienne (2,5m de longueur, soit le double d'un basson standard !).
Quant aux trompettes et cors, ils étaient joués sans trous et sans main, de la façon la plus authentique possible – ce qui était impossible il y a encore peu d'années. Cela accentue le caractère « naturel » et l'atmosphère de chasse, qui n'est pas forcément le meilleur aspect de ces instruments à mon gré, mais qui se prête merveilleusement au caractère de ces suites de plein air.
Bref, on a essayé, malgré les coûts, de
respecter non seulement
l'effectif (très loin des versions de chambre qu'on entend souvent : normal, c'est du
plein air) mais aussi
la facture des instruments. Les tempéraments aussi, puisque les cordes jouent, pour s'adapter aux vents, dans
un tempérament qui n'est pas le plus commun pour elles (mésotonique).
Mais, mais…
=> Ces œuvres
étaient jouées en plein air, donc avec un éparpillement et un assèchement du son – d'où l'intérêt des grands effectifs. Or la grande salle de la Philharmonie de Paris est une pièce close, avec de plus
une assez large réverbération. De face, c'est en proportion confortable (mais on est déjà à l'opposé de l'espace de plein air, en termes d'équilibre), mais sur les côtés, sans que l'espace sature le moins du monde, elle peut être
très généreuse.
Aussi, se pose la question : était-il bien nécessaire d'embaucher autant de monde, de faire réaliser des instruments au plus proche des facteurs anglais d'époque, de sacrifier la netteté… pour finalement produire un résultat sonore dont l'équilibre est vraisemblablement plus éloigné qu'un ensemble de chambre qui jouerait à la Cité de la Musique ? Car, de côté à la Philharmonie, on se retrouve avec une acoustique de cathédrale, qui n'a plus grand rapport…
Et, de là, la véritable interrogation : doit-on s'interdire de faire ces recherches si l'on n'a pas de garanties sur les salles adéquates ? (D'ailleurs, le CD aussi était un peu réverbéré… et il est sûr que ça doit beaucoup mieux sonner ainsi que capté dehors, où il faut accepter d'amoindrir les informations musicales…)
Une fois de plus, la recherche de l'authenticité (passionnante, je ne le nie pas) se heurte à de puissants paradoxes.
Pour mon plaisir personnel, une version dans des effectifs plus traditionnels aurait sans doute été plus convaincante — me serais-je déplacé sans cette curiosité, en revanche, pas certain.
2. La salleÀ l'occasion de ce troisième concert à la Philharmonie (trois sur instruments d'époque, trois avec une composante française… ce ne serait pas moi, je me moquerais de ces goûts étriqués), j'ai pu tester les deux côtés de la scène, à peu près au niveau du chef.
Comme on pouvait s'y attendre vu l'asymétrie de la salle, l'équilibre acoustique change considérablement selon l'emplacement, et n'est pas le même de part et d'autre.
- Côté pair (côté cour), le son est noyé dans une très large réverbération de cathédrale : quatre ou cinq secondes de retour, je dirais – contre les deux ou trois promises, et qui sont effectivement celles que l'on entend au second balcon de face.
- Côté impair (côté jardin, plus cher), le son est plus net (peut-être aussi à cause d'un emplacement légèrement plus proche du centre), mais reste lointain ; les aigus paraissent aigrelets tandis que les graves continuent de rugir. Pourtant, on est juste au-dessus du premier balcon surplombant la scène, ultra-luxe, vraiment la loge vers laquelle les regards sont censés converger. Mais la moitié d'entre eux est au niveau, voire au delà du chef… ce ne doit pas être si confortable acoustiquement, à y regarder de plus près…
En somme, si vous n'êtes pas de face, le son se dégrade très vite. Et l'écart entre le confort (remarquable !) de face et la bouillie sur les côtés pose un véritable problème de perception… il ne faudra pas s'étonner si vous n'entendez pas les mêmes choses que les autres ! Pleyel était beaucoup plus limité en potentiel, mais aussi beaucoup plus homogène à cause de sa forme de « boîte à chaussure » : on pouvait améliorer le confort sonore (forcément un peu étouffé au fond du premier balcon, et un peu flou au parterre) en montant les étages, mais pas changer son équilibre général (et notamment les saturations désagréables).
Corollaire : on va beaucoup mieux entendre, mais ça va coûter plus cher (sinon ce sera pire). En réalité, la structure en rotonde est socialement / financièrement encore plus discriminante, même si c'est moins visible, que la salle rectangulaire — où l'on entend moins bien au fond, mais où l'on perçoit le même genre de sons.
Je ne dis pas que c'est mal, hein, il faut bien faire des choix… et si le grand volume permet d'avoir des places vides où l'on peut se replacer, si les tarifs restent aussi doux pour les orchestres français, on peut bien payer 20€ au lieu de 10 pour avoir quelque chose de phénoménal (quitte à le faire moins souvent).
3. Charpentier et Haendel par Le Concert SpirituelEnfin, si l'on peut encore parler du
Concert Spirituel, tant les supplémentaires sont d'une majorité écrasante… Il n'empêche, le niveau des cuivres, surtout pour le nombre sollicité, était remarquable ! La conception d'
Hervé Niquet ne m'avait pas bouleversé au disque, et j'ai l'impression qu'il a encore accentué cet aspect tout le temps agité et fort : tous les
tempi sont très rapides, la souplesse de l'inégalité (en particulier dans Charpentier) s'est vraiment amoindrie (mais ce doit être plus difficile avec cette masse de vents), les effets sont un peu systématiques. Ce qui fonctionne admirablement au théâtre (l'urgence toujours, partout, quitte à limer les contrastes) paraît moins opérant dans de la musique « pure ».
Petit détail amusant : les cors sont moins justes à la fin de chaque partie (chaleur des tuyaux, épuisement des musiciens… ?).
Et le son & lumière de
Ludovic Lagarde (metteur en scène) et
Sébastien Michaud (spécialiste de l'éclairage théâtral), demanderez-vous ? Si vous en attendiez beaucoup, faites-vous rembourser.
Quand on parle de « son et lumière », on suppose généralement une dramaturgie, une interaction. Or il ne s'est agi que d'une succession d'éclairages monochromes (jaune de plus en plus intense, orange de plus en plus intense, mauve de plus en intense, bleu de plus en plus intense…), chacun pour un morceau… pas de disparités, de figures, de réponses avec la musique. Seul moment sympa, la boule à facettes qui mélangeait deux couleurs… sauf que c'était pendant les climax de la fin des
Feux d'artifice royaux, et détournait donc l'attention d'un des moments les plus intenses au lieu d'habiter un endroit plus calme.
Je suppose qu'on ne maîtrise pas encore toute la potentialité technique de la salle, tout simplement, mais pourquoi vendre un billet sur la promesse d'un spectacle lumineux, quand la moindre bourgade fait mieux le 14 juillet en éclairant la façade de la Mairie ?
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C'était évidemment un beau concert de musique roborative, mais toutes ces causes d'inachèvement rendaient l'objet final un peu étrange.