Quatuor à cordes n° 3 en si bémol majeur op. 67Le troisième quatuor, avec ses deux mouvements centraux typiquement brahmsiens — un andante lyrique et un agitato fiévreux et mystérieux — encadrés par deux mouvements néo-classiques en forme de clin d’oeil à Haydn — un allegro de forme sonate et un thème à variations — n’est pas le plus simple à réussir. Il s’agit d’habiter des mouvements aux climats opposés qui se succèdent de manière assez surprenante.
BergLes Berg, faisant preuve, une fois n’est pas coutume, d’une certaine retenue dans l’extraversion rutilante, abordent l’œuvre avec une bonhommie un peu prosaïque. Avec des sonorités pleines et denses, ils articulent fermement le premier mouvement qui se trouve ainsi solidement structuré : une sorte de Haydn bien terrien. Le second mouvement est par contre déclamé de manière fort extravertie par un premier violon très vibré qui fait des effets charmeurs d’un goût parfois douteux. Le troisième mouvement est ennuyeux et manque complètement de mystère et de poésie. Les variations du final sont quant à elles insuffisamment singularisées et l’ensemble souffre d’une homogénéité excessive. Une version qui s’avère au total assez terne, manquant de fantaisie, de poésie et d’alacrité.
EmersonLes musiciens américains adoptent dans ce quatuor des tempi nettement plus alertes que ceux des Berg, tout en faisant la reprise de l’exposition dans le premier mouvement, omise par les autrichiens. Et c’est heureux, vu la brièveté de ladite exposition ! Leurs sonorités sont mates, leurs archets légers et bondissants. Le premier mouvement y gagne une vitalité des mieux venues. L’andante, opportunément allant, est hélas une nouvelle fois déclamé par un premier violon très vibré et un peu superficiellement charmeur. L’agitato par contre, rapide, fuyant et insinuant, est beaucoup mieux réussi qu’avec les Berg. Le final lui aussi, plus rapide et mieux différencié, échappe au prosaïsme qui l’accablait dans l’interprétation des autrichiens. Ce n’est pourtant au total qu’une demi réussite, notamment à cause de cette prise de son de cathédrale qui, dans ce quatuor intimiste, est vraiment rédhibitoire. Hélas !
SmetanaUn miracle ! Les Smetana ont l’art d’être géniaux sans même s’en rendre compte, avec un naturel et une spontanéité tels que, je l’avoue, ils m’ont mis la larme à l’oeil. Captés en 1966 avec de la réverbération, mais sans excès, et avec beaucoup de présence, ils déploient des sonorités mates, très modérément vibrées et, avec des archets légers, ils équilibrent parfaitement leurs quatre voix. Dans des tempi incroyablement mobiles, ils donnent du quatuor une interprétation qui semble improvisée et qui, d’un bout à l’autre, coule de source avec une évidence telle qu’elle vous frappe comme la foudre. J’y perds toute mon objectivité et je peine à trouver les mots aptes à décrire une expérience tellement personnelle qu’elle est incommunicable. Les Smetana ont l’art de varier les climats, les tempi, les phrasés, de soigner les transitions que j’en perds mon latin et qu’il me faudrait des pages pour tout décrire dans le détail. Écoutez l’attaque joviale et rebondissante du premier mouvement, qui laisse soudainement la place plus loin à un mezza voce mystérieux. Écoutez cette manière profondément émouvante de déployer le chant du thème principal dans le second mouvement, sans aucune afféterie ou effet de manche. Écoutez la variété des phrasés dans l’agitato ou la manière dont ils singularisent les variations du final joué tambour battant. C’est du tout tout grand art, et qui est d’autant plus grand qu’il est sans calcul et qu’il vient droit du cœur Je m’excuse pour la platitude niaise de ce que je dis, mais je ne peux pas le dire autrement.
JanáčekL’interprétation des Janáček (apparemment jamais rééditée en CD) est également magnifique, mais il est difficile de passer après les Smetana ! Assumant pleinement le côté néo-classique haydnien de l’œuvre, les musiciens en donnent une version rigoureuse, très mesurée, loin de l’incroyable liberté de ton de leurs collègues bohémiens. Captés en 1966 avec une réverbération modérée, ils affichent des tempi relativement lents, des sonorités superbes, légères, modérément vibrées et une parfaite indépendance des quatre voix. Le premier mouvement, fort lent mais à l’agogique très souple, déploie des phrasés très articulés et un développement particulièrement fouillé. L’andante très chantant n’est pas aussi miraculeux que chez les Smetana mais fort réussi malgré tout. L’agitato, très contrasté, révèle le moindre de ses contrechant et nous laisse entendre un timbre d’alto (Jiří Kratochvíl) particulièrement avenant. Les variations du final, assez lent, ne sont pas aussi fortement singularisées qu’avec les Smetana et elles ne s’enchaînent pas avec le même naturel, mais elles affichent suffisamment de contrastes malgré tout et une bonhommie parfaitement idoine. Une belle version mais peut-être pas au niveau de la réussite exemplaire des deux premiers quatuors.
BartókEncore une très belle version, très différente de la précédente. Les Bartók insufflent en effet à l’œuvre une fièvre et une urgence romantiques, très éloignées du classicisme des Janáček. Avec ces timbres très particuliers, très mats et peu vibrés, qui les caractérisent, et dans des tempi nettement plus rapides que la moyenne (33’ au total, mais avec la reprise de l’exposition du premier mouvement, rarement jouée), ils dramatisent le discours du premier mouvement, à rebours de la bonhommie haydnienne que d’autres y mettent souvent. L’andante, très lyrique, ne traîne pas, de même que l’agitato inhabituellement fiévreux. Le final, particulièrement rapide, enchaîne les variations sans répit et avec une certaine homogénéité qui évite néanmoins l’ennui par l’urgence dramatique qui la compense. Une belle version qui devrait plaire à tous ceux que le néoclassicisme de ce quatuor rebuterait.
TokyoLes Tokyo donnent du troisième quatuor une version classique plutôt objective. La prise de son lointaine est ouateuse, moelleuse et chaude ; elle privilégie le grave du violoncelle et arrondit excessivement les angles. Les japonais modèrent ici leur puissance, comme le propos l’exige — ce qui accuse d’autant plus l’éloignement des micros. Leur tempi sont modérés et exactement dans la moyenne (sans la reprise de l’exposition du premier mouvement), tandis que leur battue est très régulière. Dans le premier mouvement, très mesuré, ils jouent tout le développement mezza-voce et le nimbe d’un halo de mystère artificiellement gonflé par l’effet de « lointain » lié à la prise de son. L’andante est par contre assez banal avec le lyrisme extraverti d’un premier violon très vibré. L’agitato renoue avec le mystère et ménage de beaux moments. Le final par contre, excessivement sage, est un peu ennuyeux en ce qu’il déroule ses variations sur un ton assez uniforme et dépourvu de surprises. Une version solide mais qui ne se démarque pas particulièrement.
Takács ITournant le dos au classicisme de l’œuvre, les Takács en donnent une version d’une très grande urgence dramatique. Dans des tempi très rapides mais aussi très souples, ils pratiquent un legato assez systématiques et sont avant tout soucieux de relancer sans cesse le mouvement. Le premier mouvement, très rapide mais avec la reprise de l’exposition, s’écoule sans répit, affichant un développement particulièrement dramatisé. L’andante, lui aussi rapide, ne fait pas dans la subtilité avec son lyrisme très extraverti. L’agitato, inhabituellement urgent, montre une très grande souplesse rythmique, mais peu d’attention aux détails. Le final, assez allant lui aussi, singularise plutôt bien ses diverses variations et constitue peut-être le mouvement le mieux réussi. Au total, il s’agit d’une interprétation très au premier degré, très vive et spontanée, qui a le mérite de ne pas être ennuyeuse, mais qui demeure à la surface des choses et ne montre pas un degré très élevé de finition et de subtilité. Il y a quand même beaucoup mieux.
Takács IIDans leur seconde mouture, les Takács donnent une version beaucoup plus subtile et réfléchie que la première et qui honore beaucoup mieux la diversité des climats de ce quatuor. Les tempi sont plutôt alertes et les sonorités tout à fait superbes : mates, charnues, légères avec un équilibre parfait des quatre voix. Le premier mouvement, assez vif et avec la reprise de l’exposition, adopte une optique classique, mesurée, mais idéalement bondissante et enjouée : en réalité un vrai régal ! Les deux mouvements centraux contrastent vivement en affichant un romantisme chaleureux. L’andante, avec son lyrisme extraverti et son premier violon très vibré, est un peu banal. Au moins ne traîne-t-il pas. L’agitato quant à lui opte pour un romantisme fiévreux et une grande souplesse agogique. J’y regrette hélas plusieurs petits portamenti et autres maniérismes (notamment à l’alto) que je ne trouve pas du meilleur goût. Le final, assez rapide, est une grande réussite, avec des variations parfaitement singularisées, une grande finesse et cette joie bondissante qui faisait tout le prix du premier mouvement. Une interprétation de très haut niveau, nettement supérieure à la première mouture, mais qui ne me satisfait hélas qu’à moitié dans les mouvements centraux.
New ZealandLes New Zealand optent pour la veine néoclassique. Leurs sonorités sont mates, granuleuses et peu vibrées, dans une acoustique très réverbérée. Les tempi quant à eux sont particulièrement lents (avec 37’ au total, les plus lents de la confrontation) et la battue très régulière. Dans le premier mouvement, avec la reprise de l’exposition, les phrasés sont articulés de manière fort appuyée, avec des accents un peu lourds. À ce train, le second mouvement devient un adagio poussif et non plus un andante ; et c’est dommage car le premier violon, une fois n’est pas coutume, reste assez sobre. L’agitato, lui aussi plutôt lent, pâtit de la régularité de la battue, tandis que le final peine à singulariser les différentes variations, toutes jouées avec une lenteur assez pesante. Le train de sénateur, l’agogique trop régulière et la dynamique uniforme sont les causes d’une interprétation, certes bien en place, mais assez ennuyeuse par excès d’homogénéité. Très oubliable ! (À noter cependant sur le même CD, une version au contraire très réussie, douce et mélancolique, de l’op. 115)
ArtemisLe quatuor Artemis conclut sa très belle intégrale avec une version, une nouvelle fois très particulière, du troisième quatuor. Dans les mouvements extrêmes, ils optent pour le classicisme qui sied, tandis qu’ils illustrent dans les mouvements médians un romantisme très retenu ; mais l’ensemble est surtout nimbé d’une pudeur, d’une délicatesse, d’une fragilité même, qui sont très prenant. La prise de son, très physique, est superbe, tandis que les sonorités magnifiques sont mates et très modérément vibrées. Les tempi sont plutôt lents mais heureusement fort souples et mobiles. Toute l’échelle dynamique est exploitée avec un privilège néanmoins pour le mezza-voce. Le premier mouvement, avec une grande souplesse agogique, alterne bonhommie bondissante et passages mystérieux. L’andante, assez allant, montre un lyrisme très pudique avec un premier violon heureusement très sobre. L’agitato, mobile à souhait, est très réussi tandis que les variations du finale, très individualisées, alternent avec grand bonheur les climats les plus divers. Une très belle version, très réfléchie et aboutie. J’aime vraiment beaucoup.
HagenLes Hagen donnent une interprétation très singulière de ce quatuor. À l’instar des Artemis, ils optent pour un classicisme bonhomme dans les deux mouvements extrêmes et pour une expression plus lyrique dans les mouvements médians. Mais ils adoptent des tempi sensiblement plus lents encore que leurs collègues et déploient surtout des sonorités très particulières : mates, très peu vibrées, mais aussi très charnues, terreuses, collantes même, avec un côté « crin-crin-baroqueux » très affirmé. Tout cela donne au quatuor un côté rustique assez pesant à l’opposé de l’alacrité et de la délicatesse des Artemis. Dans une très belle prise de son, ils donnent ainsi aux deux mouvements extrêmes un poids terrien qui semble contredire le caractère plutôt joyeux et bondissant de la musique. Si cela danse, c’est avec de très, très gros sabots ! Dans les mouvements centraux, ils n’échappent pas à un certain maniérisme, avec des phrasés collants, voire gluants. Les sonorités, les phrasés et la lenteur générale donnent l’impression à l’auditeur de marcher sur un chemin boueux avec des semelles qui collent et qui peinent à se décoller à chaque pas. C’est plutôt original comme vision mais j’avoue n’avoir pas été trop convaincu.
LudwigLes Ludwig optent pour l’urgence dramatique plutôt que pour l’équilibre classique et, dans des tempi plutôt allants et assez uniformes, donnent une version assez immédiate et « premier degré » de ce troisième quatuor, dépourvue en outre de toute recherche d’une quelconque beauté plastique. Leurs sonorités sont mates, rêches, denses, peu vibrées, assez ternes et ingrates, tandis que l’échelle dynamique est peu exploitée, tout étant joué dans les nuances forte et mezzo forte. Cela nous vaut un premier mouvement assez rapide (avec la reprise) et bondissant, exécuté d’une traite : sans doute le mouvement le mieux réussi. L’andante renoue avec un lyrisme extraverti très immédiat, mais pas très subtil, tandis que l’agitato affiche un dramatisme assez fiévreux. Le final enchaîne rapidement les diverses variations, mais l’uniformité agogique et dynamique ne permet pas leur suffisante singularisation. Une version robuste, un peu trop homogène, mais qui évite l’ennui par son urgence. On pourrait cela dit espérer davantage de nuances et de subtilités. C’est très « gros bras » et très dispensable.
BorodinÀ l’invitation de
Bruno Luong, j’ai écouté l’interprétation des Borodin et c’est une plutôt bonne surprise. Leur optique est ouvertement lyrique. Adoptant des tempi plutôt lents (35’ au total), ils les habitent néanmoins par un chant très naturel et souvent émouvant, usant de sonorités séduisantes, brillantes sans être clinquantes, légères et vibrées, mais sans excès. Le premier mouvement, pris assez lentement mais avec une grande souplesse, est très articulé et varie opportunément les climats, alternant bonhommie haydnienne, séquences mystérieuses jouées mezza voce et dramatisme (développement). L’andante, bien allant comme il se doit, déploie un beau chant, très naturel et émouvant, ce qui est finalement assez rare et donc précieux. On retrouve la même qualité de chant (bien bel alto !) dans l’agitato, fortement articulé, assez lent mais agogiquement très souple. C’est encore le chant qui domine dans le final, classique, et qui en fait le prix. Les variations n’y sont sans doute pas fort singularisées, mais le lyrisme simple, naturel et touchant des musiciens évite tout ennui. Une belle version.
Dans mon palmarès personnel, les
Smetana domine sans surprise, et de très haut, la discographie, mais je reviendrai sans aucun doute aux
Artemis, pour leur délicatesse et leur finesse, aux
Borodin pour la beauté de leur chant, aux
Bartók pour leur urgence romantique et aux
Janáček pour leur classicisme de grand style. Je n’ai pas encore pu découvrir les
Vertavo et les
Manderling conseillés par
David, mais j’avoue que je sature un peu. Cela sera pour plus tard …